Vanghéli - Eugène-Melchior de Vogüé. 
-
- AVANT-PROPOS
- " Tollite lapidem... Lazare, veni foras ! "(Jean, XI.)
-
- Le cadre de ce récit sest élargi pendant que je lécrivais, en 1877. Tant
dimages repassaient sur le miroir où javais voulu saisir un reflet de la vie levantine! Il ne devait être, dans mon in-tention première, quun document
pour létude de lesprit oriental; il fut esquissé après une discussion où lon sétait efforcé de déterminer les caractères
particuliers de cet esprit : elle avait roulé sur les erreurs qui égarent le politique
et lhistorien, quand ils jugent les orientaux avec notre mentalité occidentale.
- Mais avais-je alors le droit de me réclamer de cette dernière ? Peut-être en
étais-je aussi éloigné que Vanghéli, après six années de séjour et de voyages en Turquie. Le vagabond Syrien et ses pareils étaient depuis longtemps mes
compagnons fraternels, à une époque où je soupçonnais à peine " lesprit parisien ", où je venais seulement de prendre
contact avec " lâme russe ".
- Oserais-je contrarier ici les critiques qui firent lhonneur dappliquer leurs
facultés psychologiques à mes premiers travaux ? Ils mont composé une figure toute russe, ils ont ingénieusement expliqué la plupart de mes écrits par
des influences slaves. Je laissais dire avec admiration, parfois avec un sourire, oh! très respectueux pour les critiques. Ils ne me persuadaient pas.
Je savais trop bien que tout mon être pensant et imaginatif sest formé dans lOrient méditerranéen, et que, sil existe un pays
dont jaie une connaissance intime, cest le vieil Orient de ma jeunesse, bien plus que la Russie de mon âge mûr. Tous les épisodes de ce petit livre ont été recueillis dans la conversation des
Levantins, tous les faits empruntés à lhistoire et à la vie quotidienne du Levant, tous les lieux décrits sur place. Le lecteur voudra bien
pardonner les vocables grecs et turcs qui reviennent à chaque page ; en les relisant aujourdhui, je suis effrayé de voir combien jen ai
abusé. Mon excuse est quils me furent aussi familiers que leurs équivalents français. On écrit pour ceux avec qui lon vit habituellement : et
ceux avec qui je vivais alors neussent pas retrouvé laccent de terroir dans une transposition trop française de ces histoires, qui me furent contées
en langue romaïque.
- Me pardonnera-t-on, par surcroît, linexpérience littéraire dont témoigne cet
essai de novice ? Pour la corriger, il faudrait le refaire de toutes
- pièces ; et je ne me flatterais pas de retrouver, après tant dannées, ce
quun peu dacquit littéraire ne rem-placerait point : la sensation directe
- de la terre et de lhomme dOrient. Je réimprime donc lhistoire de
Vanghéli telle quelle fut écrite et publiée en premier lieu, il y a vingt-trois
ans.
- Cette date de 1877 défendra du moins mes juvenilia contre toute comparaison avec de
maîtres écrivains, qui ont narré depuis lors les
- enchantements de la mer et des terres dAsie. Les impressions, les sentiments,
quils ont rendus mieux que je ne saurais le faire, je les avais
- éprouvés, je les notais sur mes carnets de voyage, bien avant que ces conquérants de
mon Orient eussent commencé décrire. Triste privilège
- que je leur céderais de bon cur, sils voulaient prendre en même temps la
charge des années qui me le confèrent. Durant les nuits où je dormais
- près de Vanghéli, dans les caravansérails de Roumélie et dAnatolie, je ne
songeais guère à massurer un droit de priorité dans la représentation
- littéraire de lOrient. Comment eussé-je compris ce pays et ces hommes, si je
navais point partagé leur insouciance fataliste, et si je navais pas
- comme eux préféré à toutes les écritures un bon cheval de Syrie, un léger caïque
du Bosphore ?
- E.-M. DE VOGÜÉ.
- Janvier 1901
- I
-
- Aux heures où lon se retourne vers les jours disparus, bien des souvenirs se
lèvent pour moi des routes dAsie ; un des plus vivants peut-être
- est celui de mon entrée à Nicée, par une nuit du mois de juin I872. La route est
longue, qui mène de la vallée du Sangarios, par le col du Meurtre,
- dans le bassin du lac dIsnik : cest le nom donné par les Turcs à la
vieille cité byzantine et à son lac. Nous nous étions attardés à létape : la
- nuit nous prit tout en haut des pentes qui vont sévasant jusquà la plage,
- une nuit de printemps mélodieuse et tiède, tressaillant dénergies
- sourdes quignorent celles de nos pays, une nuit où lon sentait vivre les
choses et les êtres dune vie si ardente, si enivrée, que la mort et la
- peine semblaient bannies dun monde plus heureux. - Le petit chemin douteux se
perdait dans les méandres des marécages qui continuent le lac
- ; des myriades de lucioles promenaient des essaims de flammes dans les roseaux,
doù montaient les chansons nocturnes des rainettes et des
- rossignols. Nous chevauchions à travers des bouquets de platanes, de lauriers et de
chênes verts, guidés dans lombre par la voix des muletiers
- ; ces gens simples, gagnés insensiblement par cette majesté, reprenaient en chur
un lent refrain romaïque. Nous les suivions, assoupis sur la
- selle dans un demi-rêve par la fatigue dune rude journée ; nul cependant
neut la pensée de se plaindre des heures allongées et de mesurer la
- descente des étoiles dans un ciel si doux. Il était minuit quand la lune
décroissante, apparue sur les hautes crêtes de lOlympe de Bithynie, nous
- montra la nappe reposée du lac ; la ligne dentelée des remparts de Nicée moirait
dombre le bleu des eaux.
- Un double cordon de murailles flanquées de tours, presque intactes sous leur manteau de
pariétaires, enceint le vaste champ de ruines où est
- perdue la bourgade turque daujourdhui. Quatre portes triomphales y donnent
accès. Nous nous dirigeâmes vers la porte de Stamboul, et notre
- petite troupe senfonça dans lombre des deux voûtes romaines, hautes et
magnifiques, reliées par un pont couvert. Des figuiers, des graminées
- en fleurs se balançaient sur les architraves de marbre, riant au temps morose qui
habite les vieilles pierres ; par les déchirures béantes des
- plafonds ruisselaient des ondées de clarté bleuâtre, qui faisaient sur le sol des
mares de lumière où seffrayaient nos chevaux. Tandis que leur
- sabot réveillait lécho des voûtes, nous pensions aux prélats byzantins qui ont
tant de fois, passé cette même porte en majestueux appareil,
- portant aux conciles leurs passions ardentes et leurs subtiles controverses.
- Le dernier porche franchi, ce ne fut pas une ville qui nous apparut, mais une avenue
déserte et silencieuse, fuyant à perte de vue entre des
- jardins, des mosquées ruinées et des tombeaux. Ce sont les monuments des anciens
maîtres de Nicée, les sultans Seldjoukides. Des grilles en fer
- ouvragé couraient des deux côtés de la chaussée, cédant par places sous la poussée
des cyprès et des arbres de Judée ; elles séparaient des
- tombes nombreuses dont les colonnes, coiffées de turbans, prenaient de vagues formes
humai-nes: des lampes pendues aux barreaux veillaient
- pieusement sur ces enclos, et ce lieu semblait si abandonné de tout être vivant que
ces lampes. allumées par des mains inconnues, y mettaient
- un mystère de plus. Ce mystère, les profils grandioses et les aspects menteurs
quont les ruines à cette heure, les illusions et les inquiétudes de
- la nuit, la surexcitation de la fatigue, de linattendu, tout nous troublait à ce
point que nous nous demandions sérieusement si ce décor magique
- nallait pas sévanouir dans le réveil dun rêve.
- La masse noire dune grande mosquée barrait lavenue ; sou-dain, au détour
de son mur, un flot de lumière nous aveugla, une clameur bruyante
- nous assourdit : lumière et bruit jaillissaient du fond dune longue galerie où
roulait une foule compacte. La transition était si brusque, et cette
- apparition nouvelle si imprévue, que nous pesâmes dun même mouvement sur les
brides des chevaux, mon compagnon et moi, échangeant la
- même inter-rogation : " Sommes- nous décidément le jouet dun songe, ou de
la fièvre des marais ? " Il nous fallut quelques minutes pour
- ramener cette vision fantastique à la réalité ; la galerie, inondée de lumière et
de peuple, nétait rien autre que le tcharchi ou marché, couvert,
- comme tous les bazars dAnatolie, de planches et de vignes treillagées : notre
guide nous remémora la grande fête de la Panagia qui expliquait la
- liesse de la population chrétienne à cette heure indue.
- Nos pauvres bêtes, aussi nerveuses que nous, fendirent du poitrail la foule
denfants et de femmes qui assiégeaient les échoppes de sucreries,
- elles se précipitèrent en trébuchant dans la cour du khân, une large cour carrée
enceinte de hautes murailles, qui sert en province de
- caravansérail aux voyageurs et de lieu de réunion aux fêtes de nuit. La presse était
grande au fond du khân, et motivée sans doute par quelque
- spectacle de haut goût. Tandis quon déchargeait nos mules, nous nous glissâmes
au premier rang ; cétait en effet un spectacle : une troupe
- foraine donnait la comédie en turc au peuple de Nicée.
- La scène est une natte tendue dans langle du mur : pour tout lustre, le classique
machala, le pieu fiché en terre et couronné dune spirale de fer
- où brûlent des copeaux résineux. La flamme fuligineuse rase le sol ou monte au gré
du vent, promenant tour à tour ses reflets rougeâtres sur les
- murs, les spectateurs, les acteurs. Des lueurs dincendie transfigurent les loques
de ceux-là et les oripeaux de ceux-ci, ou les replongent
- traîtreusement dans lombre au moment le plus pathétique du jeu.
- Les acteurs sont des Arméniens de Constantinople ; les plus jeunes tiennent les rôles
de femme, affublés du féredjé et du yachmaq des dames
- turques.
- Quant à la pièce, cest ce drame de la révolte, vieux comme le monde, dont le
fabuliste a donné la moralité en cinq mots :
- Notre ennemi, cest notre maître.
- Cest léternelle et populaire comédie de toutes les sociétés enfantines
et malmenées, la revanche du misérable contre le puissant, de la nuit de
- folie contre les années de peine ; seule littérature sortie toute vive des entrailles
du peuple, satire faite dordure et de génie, que se passent en
- haut maître Renart, Panurge, Tartufe et Figaro, en bas Tabarin, Polichinelle,
Robert-Macaire ou Karagheuz. Cest à ce nom que répond en Orient
- le héros des marionnettes : il le garde souvent dans la vraie comédie, à moins
quil ne sappelle Hadji-Baba.
- Hadji-Baba est un gueux provocant et subtil ; sûr de toutes les indulgences dun
public dont il personnifie lâme secrète, il exerce dabord ses
- talents sur les divers corps de métiers et donne son opinion dans un style peu châtié
sur la vertu des dames du harem. Quand il a mis le comble
- à ses méfaits, lautorité intervient sous la double forme temporelle et
spirituelle du juge et du prêtre : Hadji-Baba rosse le cadi et rosse limâm ;
- pour peu quon le laissât faire, il rosserait mieux et plus haut ; à défaut de
son bâton, sa raillerie grossière remonte la hiérarchie officielle du
- pacha au mufti, du mufti au vizir. Sil veut toucher la fibre patriotique, il daube
sur le Persan, le patito séculaire du théâtre turc. Autrefois même, à
- Damas, Karagheuz battait en effigie le consul de France, hommage inconscient rendu à la
crainte quinspirait notre nom.
- Jai revu maintes fois avec bien des variantes la comédie orientale : au travers
des incidents laissés à limprovisation de lartiste, la trame mest
- toujours apparue la même ; sous des noms étrangers, cest la sotie qui
réjouissait nos pères, le Polichinelle qui amuse nos enfants. En Orient,
- comme en Occident, le public contemple avec délices les tours malicieux ou violents du
héros populaire, les humiliations du maître ; la scène
- finie, il sen retourne plus allègre à sa chaîne, heureux davoir vu
flattées et formulées ces rancunes profondes quil sent au dedans de lui sans
- pouvoir les analyser ou sans espérer les satisfaire.
- Les comédiens de Nicée développèrent à leur guise le thème traditionnel. Quand
lauditoire, enthousiasmé par les traits daudace dHadji-Baba,
- eut fait pleuvoir un nombre de piastres respectables dans la sébile, ils
sarrêtèrent en pleine action sans souci des règles dramatiques, et le
- régisseur renversa dun coup de pied la torche de résine. La foule
sengouffra sous la haute porte en ogive du khân, se passant au loin dans un
- dernier éclat de rire le dernier lazzi. Le portier verrouilla les ais aux lourdes
barres de fer, les acteurs sempilèrent dans le chariot de Thespis qui
- les avait amenés et qui gisait dans un angle de la cour ; les portes des petites
cellules affectées aux voyageurs se refermèrent sur des marchands
- de Brousse qui partageaient avec nous lhospitalité du caravansérail.
- Si fatigué que lon soit, il faut une robuste accoutumance pour trouver le sommeil
sur la terre battue dune loge de khân. De trop nombreux et
- trop féroces locataires la disputent à lintrus. Après quelques minutes de lutte
inégale, jabandonnai mon manteau à larmée qui lavait conquis,
- je sortis philosophiquement en roulant une cigarette. Lobscurité et le silence
avaient remplacé les lueurs et les cris de tout à lheure : les
- dernières étincelles du machala se mouraient à terre ; seule la clarté de la
lune apaisait lombre. Un homme veillait pourtant, assis sur la margelle
- de la fontaine, au milieu de la cour ; il fumait un narghilé dont le ronflement rythmé
répondait discrètement au murmure de leau dégorgeant dans
- la vasque.
- Sous le rayon qui caressait daplomb sa figure, je le reconnus pour un des acteurs
; il mavait dautant plus frappé que je métais étonné de
- trouver dans une troupe arménienne un individu dont le type rappelait celui des Grecs
de Syrie. Cétait un vieillard, blanchi dâge et de fatigue,
- sec et vigoureux pourtant, comme le demeurent fort tard ces Orientaux. Les yeux baissés
sur un chapelet quil égrenait distraitement, il semblait
- réfléchir, dans la mesure où cette opération est possible aux hommes de sa race.
Lombre dune pensée errait sur les rides de son front et lui
- donnait une expression grave, qui eut été triste, si elle navait été surtout
résignée. Comme je mapprochais pour lui demander du feu, le
- comédien me salua en romaïque, et la conversation s engagea.
- " Il me paraît que tu nes guère fatigué pour ne pas reposer à cette heure
?
- - Oh! jai bien le temps de me reposer ; jai joué ce soir pour la dernière
fois.
- - Est-ce que tu as eu des difficultés avec tes camarades ? Je suis étonné de te voir,
toi orthodoxe, avec des Arméniens.
- - Cest le hasard qui a fait cela. Je suis entré dans la troupe à Bagdad, pour
gagner de quoi faire la route. Je la quitte demain pour membarquer à
- Gueumlek ; je vais chez les saints vieillards de Roumélie me faire moine. "
- Cela dit, lhomme se tut et fuma en silence ; je surpris dans ses yeux la défiance
innée chez lAsiatique vis-à-vis dun inconnu. Il reprit après un
- moment :
- " Tu viens de Stamboul, effendi ?
- - Oui.
- - Quest-ce que tu viens chercher ? Les cotons, les soies ou le tabac ?
- - Rien de tout cela. Je suis voyageur, je regarde les hommes et les choses, je cherche
la sagesse.
- - Voilà une marchandise qui ne tenrichira pas. Je nai pas encore rencontré
ceux qui lont trouvée, et pourtant jai vu bien des pays et fait bien
- des métiers avant celui de comédien.
- - Veux-tu me les raconter, puisque nous ne dormons ni lun ni lautre ? "
- Lhomme hésita un instant, étonné de ma demande, mais rassuré évidemment par
lidée quil navait pas affaire à un négociant et que je navais
- rien à gagner de lui. LOriental, toujours préoccupé des intérêts matériels,
suppose le même souci à tous ceux qui labordent et ne désarme
- quen constatant labsence de ce souci chez son interlocuteur. Après une
nouvelle pause, lacteur reprit :
- " Je nai rien de curieux à te conter ; jai vécu comme tous les
autres, ainsi que Dieu la voulu. Je dirai ce dont je me souviens, si cela te fait
- plaisir ; aussi bien tu pourras sans doute après, puisque tu es de ces hommes
dEurope qui savent les choses, répondre à une question que je
- me faisais tout à lheure. "
- Le vieillard se remit à fumer, et son regard se retourna en dedans, comme il arrive
quand on descend dans le passé. Je massis à côté de lui sur la
- margelle de la fontaine, je vidai entre nous mon sac à tabac pour achever de le gagner.
Tout dormait autour de nous dans un de ces profonds
- silences de nuit où lon cherche involontairement à entendre le rythme des
étoiles en marche. Alors le comédien commença la narration qui va
- suivre, dun ton indifférent et fatigué, comme sil eût parlé dun
autre.
- Cest ce ton impersonnel quil faudrait pouvoir rendre pour donner quelque
valeur à son récit auprès de ceux qui aiment à étudier lâme des
- races. Celle de lAsiatique - mon homme en était un ; car ces Arabes de Syrie, du
culte orthodoxe, nont de grec que la religion, et le nom quon
- leur donne improprement - est simple, instinctive, rarement susceptible dactions
réflexes sur elle-même, partant difficile à comprendre pour
- lEuropéen qui a deux âmes, lune agissante, lautre critique et
analytique, sans cesse occupée à scruter, à glorifier, à plaindre la première.
Lun
- de nous, en racontant ces aventures, en eût tiré mille conclusions personnelles, mille
sujets de récriminations contre la destinée, dorgueil ou
- détonnement. LOriental me les dit simplement, comme une chose toute
naturelle, et vingt autres mont fait depuis mêmes récits avec même
- simplicité. Il ne faut chercher dailleurs dans cette histoire dautre
intérêt dramatique que celui dune vie humaine, promenée par linstinct
- nomade sur de larges horizons : elle donnera une idée de ces existences mobiles et
fatalistes, dispersées au vent comme des fétus de paille sous
- le fléau et accomplissant leur évolution sur laire, sans sétonner jamais
de la hauteur du vol ni de la chute.
- II
-
-
- Je suis né à Lattaquieh, le jour de la fête des saints Évangiles ; doù le nom
de Vanghéli que jai reçu au baptême. Je ne te dirai pas en quelle
- année cétait, effendi : à cette époque, le papas ninscrivait pas encore
sur les registres : - vers le temps où lempereur franc faisait le siège
- dAcre. Il y avait bien du trouble, de la misère et du sang sur les côtes de
Syrie, dIskendéroun à El Arisch. Mon père, Antoun Yussuf, tenait
- boutique sur la marine ; il vendait des voiles et des cordages aux mahonnes, des rames
et de vieilles ancres aux caïques de pêche. Mon père
- était pauvre et honnête homme, comme tous ceux qui demandent leur pain à la mer.
Jai grandi là, regardant partir les barques des îles qui
- ap-portaient le vin et les olives, désirant toujours men aller avec elles par
delà les dernières lignes deau qui touchent le ciel, quelque part, plus
- loin. Quand je fus en âge dapprendre mes lettres, on me confia au pédagogue,
durant la mauvaise saison ; comme je les appris vite, il dit à ma
- mère que jétais destiné à être prêtre, et il fut décidé quon
menverrait à la grande école du patriarcat, à Antioche. On me donna un vêtement
- neuf, et je partis avec une caravane de marchands de Beyrouth. Je me rappelle la figure
de chacun deux et les moindres hasards de la route : ce
- serait peu de chose à te conter, mais moi, je revois souvent tout cela en idée, les
soirs.
- Tu dois savoir que les petits souvenirs du matin de la vie nous reviennent toujours
grossis et brillants, comme les grandes lettres dor qui sont
- à la première page des vieux livres.
- Jabandonnai les marchands au bazar dAntioche ; un peu tremblant, serrant
dans ma main la lettre du protosyncelle de Lattaquieh, je me rendis
- au divan de Sa Béatitude. En ce temps-là, Mgr Anthimos était patriarche des
orthodoxes dAsie. Je trouvai un grand vieillard, tout pesant
- dannées, avec une face de cire et une longue barbe blanche, comme dans les icones
que tu vois aux murs des églises de Dieu. Il me donna sa
- main à baiser et me recommanda au diacre Théodoulos ; un grand beau garçon des îles,
avec une tête de saint Jean et des cheveux qui lui
- tombaient jusquà la ceinture durant les offices, mais un peu bourru et
querelleur. Théodoulos massigna pour tâche de balayer la galerie de
- bois du konaq et dapprêter le café aux prélats ; plus tard, il menseigna
à psalmodier les litanies dans le chur. Le soir japprenais les Écritures,
- la liturgie, les Pères, et je tenais les comptes des Métochies.
- Je vécus ainsi, cinq années peut-être, dans la paix des hommes pieux, et je leur dois
dêtre un peu moins ignorant que le pauvre monde.
- Cependant la barbe métait poussée au menton, et je pouvais ramener mes cheveux
en longues tresses sous mon bonnet, Comme Théodoulos ;
- il fut question de mordonner diacre à la Pâque prochaine. La vie nétait
pas dure dans léglise, et jeusse été sage de men contenter; mais la
- jeunesse est dédaigneuse de ce quelle tient et amoureuse de ce quelle
ignore. Un Père a dit: " Lhomme marche avec lespérance au matin de la
- vie, comme avec son ombre à laurore ; légère, insaisissable, et morte au
premier nuage qui voile le ciel. " Javais toujours dans les yeux la mer,
- vue en naissant, dans lesprit les marins qui chantent sur elle en courant sous le
vent ; il me peinait de vivre entre des murailles.
- Cétait précisément lannée où ceux de Morée se levèrent contre les
Turcs pour la liberté. Cela ne nous touchait guère, nous autres gens dAsie
- ; mais on ne saura jamais, effendi, quelles idées passèrent alors par toutes les
têtes. Il semblait que lair fût plein de choses nouvelles pour ceux
- qui avaient vingt ans. Sans cesse arrivaient chez nous des marchands de Smyrne, de
Tchesmé, de la côte, qui faisaient de grands récits de la
- terre en feu, des massacres et des batailles, des flottes du capitan pacha brûlées à
Porto Sigri et à Chio. Deux diacres, Grecs des îles, nous
- quittèrent pour rejoindre lescadre de Tombazis. Moi, je ne pouvais plus lire dans
les livres de lécole, et je courais les places pour écouter les
- voyageurs.
- Cet hiver là, après la récolte des olives, le patriarche, qui mavait pris en
gré, menvoya recueillir les dîmes de léglise dans les districts de la mer.
- Je partis pour Iskendéroun. Un matin que jétais assis sur le quai de radoub à
regarder les goëlands, je vis venir à moi un patron de brick qui
- mavait connu enfant dans la boutique de mon père. Il memmena au café sur
la marine et, tout en buvant le raki, il me raconta quil chargeait des
- grains pour Monemvasia, un bourg de Morée, et voulait tenter de ravitailler la place
assiégée par les Turcs. Puis il me fit cent histoires de la vie
- des Klephtes dans la montagne ; je lécoutais, et lodeur de leau
salée qui battait lestacade me grisait.
- Le lendemain, le vent de terre sétant levé, Yorgaki vint à laube demander
la bénédiction de lévêque avec qui je faisais mes comptes et
- annonça quil allait prendre la mer : il se plaignit davoir perdu un de ses
matelots. Je le suivis sur le port : je vis les voiles senfler en battant les
- vergues, je me sentis comme possédé, je sautai à bord, je massis à la barre et
moffris pour remplacer le matelot, sachant le métier de mon
- enfance. La terre disparut, on ne vit plus que le ciel et leau : il me sembla que
mes années passées descendaient dans la mer, et que des années
- toutes neuves, toutes fières, montaient dans le ciel devant moi.
- Nous fûmes trois semaines sous voiles, louvoyant et rusant entre les lourdes frégates
turques, qui dormaient comme des chiens enchaînés à
- lombre des baies de Candie. La Vierge nous garda des Égyptiens, mais non pas des
mauvais vents : ils nous prirent par le travers du cap Malia
- et nous jetèrent à la côte, bien au-dessous de Monemvasia. Tandis que Yorgaki se
lamentait sur son brick avarié et ses grains perdus, jallumai
- des broussailles pour sécher ma robe de diacre, toute trempée deau de mer. Des
bergers qui paissaient les chèvres dans la montagne
- accoururent, attirés par la flamme, et me contèrent que Kolokotroni et ses Armatoles
nétaient quà deux journées de nous, dans le Magne. Au
- matin, un garçon qui portait du lait et des olives au camp des Klephtes soffrit
à my conduire : je grimpai avec lui les sentiers du Mavrovouni :
- le soir du second jour, nous descendîmes vers un grand feu dont la clarté rougissait
les lauriers et les lentisques, dans le ravin du Xéropotamo.
- Une centaine dhommes se chauffaient autour, faisant rôtir le mouton à
lalbanaise. Un peu à lécart, un grand vieillard maigre, sec et blanc
- comme un vieil aigle de montagne, était accroupi entre de gros chiens dÉpire qui
faisaient la garde autour de lui : il redressait à coups de
- marteau la lame dun yatagan. Cétait Kolokotroni. On me mena à lui ; il me
demanda qui jétais, doù je venais, puis, me mettant dans les mains
- un pain de maïs et un fusil albanais, il dit : " Je tai donné de quoi
manger et tuer ; que Dieu te donne du cur et du bonheur. " Et il se remit à
- frapper son sabre sur la pierre.
- Voilà, effendi, comment jentrai dans larmée du Christ ; javais
peut-être vingt ans, et il y a peut-être la moitié dun siècle de cela: mais tu
sais
- que, sous les têtes blanches, le souvenir de ces anciennes histoires est plus vivant
que celui de la journée dhier.
- Plusieurs semaines passèrent, sans autre occupation pour nous que de faire rentrer
limpôt de guerre dans les villages de la plaine; et les
- pauvres gens disaient parfois que leurs frères étaient plus durs pour eux que le Turc.
Enfin, un matin, les bergers vinrent annoncer au camp que
- les janissaires de Kurchid-Pacha, sortis en force de Tripolitza, sétaient
établis au village de Vrachori, à deux journées de nous. Kolokotroni
- venait de recevoir les renforts de Soutzo et dautres chefs du Magne ; nous étions
bien un millier dhommes, et il résolut de chasser lennemi de
- Vrachori.
- Nous marchâmes toute la nuit de ce jour et celle du lendemain à la clarté de la lune.
Vers le moment de laube où la terre devient grise, comme
- nous étions couchés dans le lit du torrent au pied du monticule que domine le village,
nous entendîmes la voix du muezzin qui criait la prière
- dAllah dans le clocher profané. Quelques pieux chrétiens de la troupe,
exaspérés du sacrilège, rampèrent dans un champ doliviers jusquaux
- premières maisons : trois ou quatre coups de feu partirent en même temps, et je vis la
silhouette noire du muezzin, qui se détachait du ciel déjà
- blanc, tourner les bras étendus sur la plate-forme du clocher et tomber comme un plomb.
Aussitôt une tempête de voix éclata dans le silence de
- laube, des turbans apparurent à toutes les fenêtres, et les balles commencèrent
à siffler comme des abeilles dans les oliviers. Yani, un petit pâtre
- qui nous avait joints la veille et qui dormait de fatigue à mes côtés, se leva debout
devant moi ; jentendis un léger frisson, comme dun fer
- rouge entrant dans la terre mouillée : lenfant ouvrit deux fois la bouche toute
grande en balançant la tête et respirant avec force puis il sétendit
- devant lui sur la face, les bras en croix, sans autre geste ni cri. Cest comme
cela, effendi, quand on est frappé au cur. Depuis jen ai vu bien
- dautres, mais le premier, cela reste.
- Je puis te dire aujourdhui quà cette première minute je sentis tous mes os
claquer dans le froid du matin : je magenouillai sous un arbre,
- pensant à la tranquille église dAntioche, et je priai désespérément la Vierge
et les saints ; loreille collée à terre, jécoutais tous les bruits
- douragan que le sol mapportait, la grande voix de Kolokotroni commandant
lassaut à ses palikares, les clameurs des turcs répondant aux
- nôtres, la fusillade, le canon que les toparadjis achevaient de pointer. Au bout de
quelques secondes, je sentis que tout ce bruit me grisait et
- menlevait le cur loin de mes jambes qui tremblaient ; un vieil Armatole qui
passait près de moi mayant dit durement : " Frère diacre,
- réciteras-tu tout loffice ce matin? " je me levai dun bond, tout
pâle, et courus plus vite que les autres en déchargeant mon fusil. Cinq minutes
- après, il me semblait que je navais jamais fait autre chose que tuer et égorger.
Arrivés aux maisons, il nous fallut combattre corps à corps avec
- les janissaires, et il en est tombé plus dun ce jour-là, je tassure, sous
mon couteau tout sanglant. Après quelques heures de lutte acharnée, les
- Turcs se retirèrent par le plateau opposé au ravin, et nous restâmes maîtres de
Vrachori ; pour peu de jours néanmoins.
- Avant que la semaine fût écoulée, une nuit que nous dormions paisiblement chacun chez
nos hôtes, je fus éveillé en sursaut par des cris de
- damnés ; je montai précipitamment sur la terrasse de la maison et japerçus des
choses lamentables. Tu as vu à la Saint-Jean, quand les paysans
- brûlent les tas dherbes sèches, les feux rapprochés courir sur les montagnes
comme un troupeau débandé. Eh bien! cette nuit-là, la plaine était
- incendiée de feux semblables mais cétaient les villages qui brûlaient. Un
immense rideau de flammes fermait lhorizon et entourait la masse noire
- du Taygète: la tête de neige du mont brillait là-haut dans la fumée rougeâtre. Ce
feu de lenfer vomissait des milliers de démons, les spahis de
- Kurchid ; il y en avait tant que le galop de leurs chevaux ébranlait la plaine, avec le
roulement sourd qui précède les grands tremblements de
- terre dans la campagne dAntioche. Les janissaires et les canons suivaient la
cavalerie, et je crois que toute larmée du pacha se jetait sur
- Vrachori, cette nuit.
- Kolokotroni était parti la veille pour une expédition dans le Magne, nous étions bien
restés deux cents à garder le village ; avant que nous
- fussions réunis, les spahis débouchaient à bride abattue sur la place. Alors nous
courûmes à léglise, la seule maison assez forte pour nous y
- défendre. Elle était déjà pleine de femmes et denfants : le papas et
larchimandrite de Tripolitza, réfugié à Vrachori, bénissaient tout le pauvre
- monde qui allait mourir. On barricada solidement la porte avec les autels, on fit
retirer les femmes derrière liconostase, et nous attendîmes les
- Turcs, qui trouvèrent là à qui parler. Quand ils virent que nos balles rendaient trop
meurtrière lapproche des fenêtres, ils allèrent chercher leurs
- canons, attardés au pied de la colline. Durant cette trêve, larchimandrite monta
en chaire avec le livre des Macchabées et lut au peuple le
- martyre des sept enfants.
- Comme il commençait, se tournant vers nous, le discours de Juda exhortant ses soldats
à mourir, la porte de fer gémit, éventrée par un boulet.
- Les pièces turques, arrivées sur la place, se mirent à gronder toutes ensemble et à
battre notre barricade. Quand elle fut démolie pièce à pièce,
- les janissaires se précipitèrent dans léglise, où nous les reçûmes sur nos
couteaux ; mais il en entrait toujours là où les nôtres en tombant
- laissaient une place vide ; quand nous ne fûmes plus quune vingtaine, nous nous
retirâmes derrière liconostase, notre dernier abri. Le soleil
- levant descendait là par les grandes fenêtres sur les femmes agenouillées. Au milieu
delles, le vieil archimandrite, revêtu de ses beaux
- ornements de Pâques, promenait le corps du Seigneur sur la foule et disait le cantique
de lélévation. Les derniers palikares avaient succombé
- quil chantait encore, comme si sa chasuble eût été une cuirasse miraculeuse.
- Alors le pacha apparut à cheval dans le lambrapili, ajusta le prêtre de son pistolet
et fit feu. Le vieillard sabattit sur lautel en serrant le calice, et
- le sang du Sauveur se mêla au sien dans sa longue barbe blanche. - A ce moment, resté
presque seul, blessé et épuisé, je me jetai dans la porte
- dune petite chapelle et mévadai par le derrière de léglise.
- Je menfuis au hasard entre les maisons en feu, qui projetaient leurs poutres
calcinées dans la rue, enjambant à chaque pas des cadavres
- dhommes, de femmes et denfants. Les Turcs maperçurent, commencèrent
à tirer sur moi : je leur échappai à grand miracle jusquau bout du
- village, doù je me laissai glisser dans les broussailles du ravin. Je gagnai la
montagne la nuit suivante, et je courus pendant quelques jours tout
- le Magne à la recherche de nos bandes dispersées, racontant le désastre dans tous les
villages où lon me donnait du pain.
- Des gens dHylissa me dirent que Kolokotroni était à Coron, je descendis à la
mer ; là jappris au contraire quil avait rejoint Mavromichali du
- côté de Patras. Saint-Georges lui-même neût pas tenté de traverser la Morée
à ce moment : je résolus de gagner Patras par mer, et ayant trouvé à
- Coron une barque de Corfou qui levait lancre, jobtins du patron quil
me jetterait à terre à lentrée du golfe.
- Javais compté sans le vent de lAdriatique, qui ne permit pas
datterrir et nous poussa droit sur Corfou. Je passai quelques jours dans
lîle,
- cherchant un bâtiment à bord duquel je pusse me louer pour regagner la côte ; mais
les bâtiments ne prenaient guère la mer, en ce temps de
- dangers et de misères. Comme je ne savais trop que faire de moi, je rencontrai sur le
port dautres échappés des bandes du Magne qui me
- proposèrent de me rendre avec eux chez le pacha de Janina ; il faisait comme nous la
guerre au Grand-Seigneur, et on racontait quil recevait
- volontiers les soldats de larmée de la croix que le hasard lui amenait.
- Nous passâmes à Prévésa, où on nous dit que les Turcs dIsmaïl cernaient
Janina et tenaient toute la montagne ; mais il y avait parmi nous un
- Souliote qui connaissait chaque sentier du Scombi et se chargea de nous mener en trois
jours aux portes de la ville, ce quil fit. Là les Albanais
- semparèrent de nous et nous conduisirent au konaq, une grande maison de bois
autour de laquelle on sentait le silence et la crainte. Cest que,
- vois-tu, les vieillards qui ont été de ce temps savent seuls quel maître terrible fut
Ali de Tépélen. Son nom courait sur tout le pays de Roumélie
- comme leffroi du boulet. On racontait quil cherchait le sang comme nous
cherchons leau du puits après une marche dans le sable. Musulmans
- et chrétiens tremblaient également devant ses caprices, car on ne savait jamais contre
lesquels se tournerait sa fureur de demain ; et lon disait
- communément alors que la colère du sultan était moins redoutable que lamitié
dAli Tépéleni.
- Aussi tu peux penser quelle fut notre frayeur, quand nous apprîmes par les
conversations des Albanais que le pacha était dans une irritation
- violente contre les chefs grecs, qui ne lui envoyaient pas le secours promis ; il avait
fait jeter dans les souterrains de la citadelle des gens de
- Morée, venus comme nous chercher fortune à Janina lautre semaine : il les
soupçonnait dêtre des espions aux gages dIsmaïl. A la nuit
- tombante, je fus introduit au sélamlik, qui ouvrait sur une galerie de bois
extérieure. Au fond de cette galerie, sous la mauvaise lumière dune
- lampe à trois becs, un grand vieillard était ramassé sur le divan. Il était très
gros, comme sont en Turquie les buveurs deau, mais sa tête était
- royale, tout ennoblie dune grande barbe blanche, éclairée par un regard doux
comme un regard denfant. Ce jour-là il était pâle avec un air de
- souffrance sur les traits ; il écoutait distraitement les bruits du bazar qui montaient
de la place. Derrière lui deux hommes, de visage et de
- costume européens, se consultaient tout bas.
- Un tchaouch savança, toucha du front le pied du divan, et expliqua comment on
mavait trouvé aux portes de la ville, venant de Morée. Ali de
- Tépélen menveloppa de côté de son regard très doux, qui faisait froid
jusquau cur, et me fit signe dapprocher.
- " Qui es-tu ? me dit le pacha dans notre langue.
- - Un esclave de Votre Altesse. répondis-je, désireux dentrer à son service.
- - Oui, reprit-il avec un sourd grondement dans la voix et en plongeant dans mes yeux son
il calme comme une pointe dacier froid, oui, tu es
- encore un de ces traîtres de Morée, un de ces aveugles qui attendent la perte du vieil
Ali, sans réfléchir quaprès lui le sultan de Stamboul les
- écrasa comme de mauvaises pastèques. Que font tes chefs ? Que font Botzaris, et
Mavrocordato, et les autres? Où sont les six mille Armatoles
- quils mavaient promis pour le jour où larmée dIsmaïl
entrerait en Épire? Voici quIsmaïl est aux portes de Janina, et pas un Grec ne
paraît. Fils
- de chiens, vous vous trompez. Le vieux lion laissé seul peut encore nettoyer la
montagne en secouant la tête et punir les chacals chrétiens après
- avoir dispersé les loups turcs. Ah ! je suis las des fourberies humaines! Où est
lenfant qui chante, quil me fasse oublier les hommes ? "
- Il appela un petit Albanais qui accordait une guzla à lautre bout de la galerie,
et le fit asseoir à ses genoux. Moi, cependant, je my précipitai
- aussi, voulant tenter un effort pour conjurer lorage qui me menaçait.
- " Altesse, ne me jugez pas durement, je ne suis quun pauvre clerc, ignorant
de ce que font les chefs, et sans mauvaises pensées. "
- Le pacha se retourna brusquement :
- " Tu es clerc, donc médecin ; serais-tu plus habile que ces deux sots? " - Et
il me montra les deux médecins francs qui se parlaient derrière lui. -
- " Pourrais-tu me guérir dun mal qui me tourmente depuis ce matin et me
remplit la poitrine de feu? Dans ce cas, tu seras le bienvenu à Janina. "
- Il ny avait plus quà payer daudace, cétait ma seule chance de
salut. Jinterrogeai longuement le pacha sur son mal et, demandant à me retirer,
- je revins avec quelques pilules de mie de pain que je lui administrai gravement. Après
quoi je passai la nuit à prier Dieu quil guérit le terrible
- malade pour sauver ma tête. Le lendemain matin, Ali me fit appeler ; il était soulagé
par la grâce du ciel, gai et plaisant ; il me déclara que javais
- désormais sa confiance et que je ne le quitterais plus un seul jour. Je ne savais si je
devais me réjouir ou mattrister de cette effrayante
- promesse, je craignais à chaque instant que ma fraude fût découverte, surtout quand
les deux médecins européens vinrent à moi avec
- méchanceté et me pressèrent de questions. Je pris le parti de leur avouer ma
détresse, les suppliant de ne pas me perdre, leur promettant de
- suivre en tout leurs conseils et de les servir jusquau moment où je trouverais
loccasion de méchapper.
- Cette occasion ne devait pas se présenter. Quelques jours après mon arrivée à
Janina, les coureurs dIsmaïl se montrèrent aux portes de la ville
- et Ali de Tépélen résolut de se retirer dans son château du lac pour y soutenir le
siège. Cétait une forte citadelle, formée de trois tours qui
- baignaient dans leau à lextrémité de la presquîle avancée sur le
lac. Une nuit, les Arnautes transportèrent là de grosses caisses de fer qui
- contenaient les trésors du pacha ; son harem, ses quatre cents femmes et ses fils
suivirent ; lui-même enfin, entouré de ses fidèles Albanais, se
- retira de la ville, quil livra aux flammes, et senferma dans la forteresse
où je dus le suivre.
- Tu nattends pas, effendi, que je te raconte lhistoire de ce long siège,
chacun la connaît : je veux pourtant te dire comment est mort Ali de
- Tépélen, car depuis on a fait sur cette mort de faux récits, pris je ne sais où ;
moi, qui étais là à ses derniers moments, je sais bien comment les
- choses se sont passées.
- Pendant longtemps le vieux vizir ne perdit pas courage ; chaque jour, quelques-uns des
siens le quittaient ; les bombes turques ravageaient la
- forteresse, incendiaient le harem, et les femmes avaient dû se réfugier dans les
souterrains. Lui, il pointait ses canons, sortait à la tête de ses
- Albanais, et, le soir, il fumait tranquillement son tchibouq dans une casemate en
regardant brûler les villages du lac sous le feu de lartillerie.
- Cela dura une année, jusquau jour où Kurchid, qui avait remplacé Ismaïl, vint
débarquer ses soldats au pied du château. Alors les deux fils
- dAli entrèrent chez lui, disant :
- " Père, les Turcs sont les maîtres par la volonté dAllah! Il faut se
rendre et demander laman. "
- Le vieillard haussa les épaules et ne répondit pas.
- " Père, continuèrent-ils, nous te quittons, car tu ne peux plus résister. "
Et ils partirent pour aller traiter avec les Turcs, suivis de beaucoup
- dautres.
- Alors Ali versa silencieusement des larmes sur sa barbe blanche; il appela par leurs
noms les meilleurs de ses Arnautes et se retira dans la
- dernière tour. Mais à partir de cet instant il sembla que ce fût un autre homme ; sa
volonté de fer sétait brisée, il restait immobile ; il ne discutait
- plus les propositions quon lui faisait, comme résigné à la fatalité. Sa seule
idée persistante était de garder son trésor : quand Kurchid promit de
- le laisser libre avec son or, il se prit comme un enfant à la promesse du Turc et
sortit de la tour pour aller loger dans une petite maison de bois,
- sur lîle de Satiras. Nous nétions plus quune douzaine autour de lui
: se sentant malade et croyant que je pouvais le guérir, il ne me laissait pas
- méloigner ; cet homme que javais vu si brave avait peur de mourir de son
mal comme une femme.
- Nous étions là depuis quelques jours, quand on vint lavertir que, malgré leurs
promesses, les Turcs se préparaient à se saisir de lui. Aussitôt le
- vieux lion sembla renaître et redevenir lui-même: son il éteint se ralluma, il
demanda ses armes, fit ranger les Albanais autour de lui et attendit
- fermement les janissaires. Quand ceux-ci arrivèrent, Méhémed-Pacha réclama Ali de
Tépélen. - " Viens le prendre ", lui cria Ali, et il reçut la
- troupe à coups de fusil. Devant leffort des assaillants, on dut bientôt quitter
la chambre basse où les soldats entraient de toutes parts et monter
- à létage supérieur par un étroit petit escalier de bois ; là cinq ou six
hommes qui restaient au pacha purent tenir près dune heure en défendant
- lescalier. Les balles trouaient le mince plancher, et tu peux voir
aujourdhui encore à Janina leurs traces sur le mur de cette maison. Jétais
- réfugié, dans un angle de la pièce doù je vis, quand lescalier fut pris,
le vieux maître de lÉpire, blessé et sanglant, se défendant toujours, venir
- tomber derrière le divan où on lacheva à coups de yatagan.
- Tandis que le tchaouch détachait la tête du rebelle pour la montrer à larmée,
je mévadai sans quon prît garde à. moi, et tu croiras sans peine
- que je ne dormis pas cette nuit-là à Janina. Je menfuis dans le Mitzikéli et
descendis par Metzovo sur la plaine de Thessalie. Je gagnai Volo
- sans me reposer. Jétais guéri du désir des aventures et des batailles. Quand un
brick autrichien, qui passait en Syrie, meut pris à son bord, je
- trouvai quil ny avait si douce musique que celle du vent sifflant dans les
voiles pour me ramener à notre maison.
-
- III
-
- Tu as vu, effendi, le vent de lArchipel jouer au printemps avec les plumes noires
des grèbes, perdues à la vague. Jai idée quil jouait de même
- avec mon sort. Il me porta à Rhodes : lAutrichien, sétant défait dans
lîle de son chargement, décida dy attendre la moisson avant daller en
- Syrie. Jétais sans ressources, je ne savais aucun état. Il fallait trouver du
pain ; je me louai à un patron de Cymî, tu sais, la petite île où lon
- pêche les éponges, entre Rhodes et la côte ? - Il memploya au dur métier de
plongeur. Jappris à y vivre au fond de la mer, à vivre plusieurs
- minutes sans respirer, et à choisir dans la clarté trouble des profondeurs les belles
éponges qui percent le sable. Je travaillai ainsi plusieurs mois
- pour amasser de quoi retourner dans mon pays. Quand jeus mis dans ma ceinture une
centaine de piastres, je dis adieu au patron et pris place
- un matin dans le caïque qui portait notre récolte de la semaine aux marchands de
Rhodes.
- Celui-là encore ne devait pas me mener au port, et ce fut un vent plus rapide et plus
puissant que le vent de mer qui cette fois changea ma route.
- Comme nous doublions la pointe et le village de Stavro, où sont les meilleures
pêcheries de Cymî, les bateliers atterrirent pour puiser de leau à
- la fontaine sous les figuiers. Je montai jusquà un champ de pastèques pour en
acheter une couple ; nayant trouvé personne, je mendormis de
- lassitude au pied dun platane. Cétait un lourd midi de juillet, la vague
chaude comme une lame de plomb fondu nous renvoyait le soleil depuis
- laube.
- Je navais guère dormi quand je fus éveillé par une voix denfant : elle
chantait la chanson que tu as dû entendre, la nuit, quand passent à la
- côte les pêcheurs des îles.
- Dans le courant de ma vie,
- Pourquoi tai-je rencontrée ?
- Puisque tu nétais pas pour moi,
- Pourquoi tai-je regardée?..
- (Chanson romaïque des Îles.)
- En me voyant lécouter, la chanteuse qui puisait de leau se leva et vint à
moi, un quartier de pastèque à la main, un grand sourire au front.
- Cétait une fille de la mer, éclatante et dorée comme les roches de Cymî au feu
de lété, souple et gracieuse comme la voile au mât, semblant de
- même portée dans sa marche par le vent. Ses grands yeux brillaient dune lumière
verte comme celle qui éclaire les eaux profondes où je
- travaillais. Sur ses épaules roulaient des cheveux si fins et si ensoleillés,
quils me rappelaient les longs écheveaux de soie vierge avec lesquels
- je jouais au rouet de ma mère, quand elle descendait du Liban après la récolte des
cocons. Tout cela faisait une beauté étrange et fière que je
- navais jamais vue aux pauvres filles de nos marins. A mon air étonné,
lenfant se prit à rire bien fort, dun rire singulier qui sortait des yeux, de
- la bouche, de la gorge, de partout, comme le frisson de toutes les plumes dun
oiseau qui prend son vol. Elle me tendit sa moitié de pastèque et
- mordit à lautre morceau avec de si fraîches lèvres rouges que je ne savais plus
où finissait le fruit, où commençait la chair.
- Je te parle de tout cela, effendi, comme de choses dhier ; cest
quaprès tant dannées descendues sur ce souvenir, il mest plus présent
encore
- que celui du jour où jentendis pour la première fois les balles turques, où je
vis flamber Vrachori.
- " Prends donc, frère, dit la belle fille ; qui es-tu ? Je ne tai jamais vu
à léglise, ni au marché."
- Je racontai que jétais de Syrie, nouveau dans lîle, et que je passais,
allant à Rhodes.
- " Tu vas à Rhodes! fit-elle vivement : dis à mon père, qui vend les éponges sur
la marine, quil machète une petite, toute petite croix dor. Tant
- que je naurai pas de croix dor les épouseurs ne viendront pas. Et si tu
repasses, en retournant lundi à la pêcherie, rapporte-la-moi.
- - Je ne repasserai plus par Stavro, je pars pour mon pays.
- - Alors donne-moi ta main, que je lise ; ma mère était de Smyrne, et les tziganes, qui
dorment sous les tentes noires dans les plaines, lui ont
- appris à lire ce qui est écrit là du lendemain. "
- Elle prit gravement ma main. regarda et repartit de son grand rire enfantin :
- " Il y a écrit là que tu reviendras ! "
- Là-dessus elle disparut dans les figuiers en reprenant sa chanson et se retourna deux
fois pour me crier : " Noublie pas la croix dor ! "
- Les bateliers mappelaient du caïque. Je demandai à lun deux, un
homme de Stavro, quelle était cette rieuse jeunesse. " Cest la fille de
Michali
- le pêcheur déponges, répondit-il, la belle Lôli ; on la nomme ainsi dans le
pays parce quelle est un peu bizarre (Lôli est le mot qui veut dire folle
- dans le dialecte de la côte de Smyrne), et comme avec cela elle est pauvre, les
garçons ne se pressent pas de la demander. "
- Je ne dis plus rien ; mais jusquà Rhodes je regardais leau où couraient
pour moi des images nouvelles, et jentendais frissonner le rire singulier
- de Lôli dans la brise. Le sang me battait au cur et aux tempes comme lorsque
jétais au travail sous la mer, retenant mon haleine. Jusqualors,
- ma vie agitée et soucieuse ne mavait pas laissé le temps de sentir lâge
damour : je compris que le jour était venu pour moi comme pour les
- autres.
- Que te dirais-je, effendi ? Tu sais ce quil advient aux jeunes, quand la tête
manque ainsi quun gouvernail mal arrimé et ne peut plus rien contre
- le courant. En débarquant sur le port, au lieu daller menquérir des
bateaux en partance, je montai au bazar et laissai machinalement tomber mes
- piastres sur le comptoir du joaillier, où je pris une croix dor ; le lendemain,
le caïque me ramenait à Cymî, et je marrêtais à Stavro. Quand Lôli
- vint à la source, je lui présentai tout tremblant le bijou.
- Lenfant battit des mains, le passa à son col et courut, légère comme une
perdrix, jusquà la grève ; elle se pencha longuement sur leau, les
- pieds dans la vague, pour voir briller la croix à son corsage. Puis, remontant à moi,
avec son grand rire :
- " Tu ne pars donc pas ? La main a raison ?
- - Non, fis-je tout honteux, jai changé didée, je vais redemander du
travail au patron.
- - Frère, prends garde, dit-elle en redevenant sérieuse, prends garde au fond bleu de
la mer. Il y a de méchants démons, qui attirent les pauvres
- plongeurs et les attachent avec des chaînes de corail, comme ceci, - elle montrait des
brins de ce faux corail que nous trouvons parfois en
- cherchant léponge, tressés dans ses cheveux, et qui brillaient là comme les
cerises de juin dans les vergers de Damas, - les démons les
- emprisonnent dans leurs palais de verre et les font lentement mourir. Plusieurs de nos
garçons y sont restés quon na jamais revus : frère,
- prends garde au fond bleu de la mer!
- - Je nai pas peur des démons et je leur arracherai leurs trésors, Lôli, si tu
veux être ma fiancée.
- - Viens voir le père demain, il rentre à lîle, dit-elle en riant à nouveau et
en séchappant, toute rouge ; et je lentendis encore me crier du haut de
- la colline : " Prends garde au fond bleu de la mer !
- Le lendemain, Michali accueillit ma demande ; mais il ajouta que nayant rien ni
lun ni lautre il me fallait au moins deux années de travail pour
- gagner de quoi métablir. Et je men fus, le cur plein de courage et de
douces chansons, me louer de nouveau à la pêcherie.
- Les deux années passèrent, du temps béni où cétait joie de vivre. Mais que
serait-ce à te raconter? Chacun a les siennes, nest-ce pas?
- indifférentes pour les autres et dont le souvenir lui est tout. Le jour, je travaillais
dans ma claire prison sous les masses deau et je mattachais
- au dur métier, car le fond de la mer est fait pour ceux qui rêvent, le plongeur vit
dans un miroir peuplé de formes vagues, qui lui semblent toutes
- la figure quil a au cur. Quand je me sentais pris dans toutes ces algues
pâles et baigné par tous ces rayons verts des grands fonds, je croyais
- à de molles caresses des cheveux et du regard de ma Lôli. Le soir, la tâche finie, je
partais pour Stavro, chargé de beaux coquillages et des
- coraux dont elle aimait à se couronner le front. Je trouvais la fiancée assise devant
la porte du père, sur le tas déponges fraîches quelle triait : à
- la voir toujours ainsi, perdue dans ces lits de varechs et de plantes marines, parée de
coquillages, les bras et les mains ruisselants de gouttes
- deau, il me prenait parfois des peurs bizarres quelle ne sévanouit
comme mes visions du fond de la mer.
- Cest que je maffolais chaque jour davantage, et je sentais que tout le bien
de mon âme passait à elle. Je maperçus vite que les pauvres
- pêcheurs lappelaient folle parce quils ne pouvaient pas la comprendre ;
elle devinait les choses au-dessus de leur esprit, et moi, qui ai étudié
- dans léglise, javais peine à la suivre. Elle savait surtout mille secrets
de la mer, les histoires diverses que se disent les vents de tempête et les
- petites brises de laube, les musiques changeantes de la vague sur le galet suivant
les saisons et les heures, les querelles des flots en colère, les
- sanglots et les tristesses des lames. Elle savait aussi beaucoup du ciel et des
étoiles, quelle regardait volontiers quand il faisait nuit sur leau :
- pourquoi les unes marchent autour des autres immobiles, où vont celles qui
disparaissent, et ce que cherchent les plus voyageuses en
- descendant aux recoins sombres du firmament.
- Enfin elle mapprenait, et cela me plaisait plus encore, à écouter au dedans de
nous une musique plus divine que celle des flots et des étoiles ; le
- grand rire fou de Lôli se taisait, le soir, quand nous nous promenions ensemble sur la
grève : elle menseignait les larmes qui montent aux yeux
- du cur plein, sans savoir pourquoi elles montent, parce quon sent la terre
féconde, le ciel bon, la vie chaude autour de deux âmes emplies
- dune aise triste. Elle me faisait raconter aussi mes matinées de travail, elle
aimait avec une curiosité passionnée mentendre parler des royaumes
- marins où je vivais, du monde étrange qui se meut au fond des eaux, des bêtes et des
plantes cachées, des palais de verre que bâtit la lumière
- oblique.
- Ses yeux brillaient alors dun désir fou, elle disait:
- " Il faudrait aller plus profond encore, pour voir. "
- Ainsi, te dis-je, passèrent les deux années, et je les revois toutes blondes
damour, comme ensevelies dans un suaire tissé avec les cheveux
- dorés de Lôli.
- Vers la fin de la seconde, javais amassé de quoi acheter une petite maison à
Stavro. Je vins au village le dimanche avant la Pâque, il fut
- convenu quon nous marierait après la fête et que je massocierais avec
Michali. Pendant cette dernière semaine, je devais aller travailler au
- grand banc de Leuka, tout au nord de lîle, là où sont les meilleures
pêcheries, pour gagner la robe de noces de Lôli. Jembrassai ma fiancée et
- partis en chantant, sans me douter que le malheur allait prendre ma place à sa porte.
- Or voici comme Dieu nous frappa. La veille du grand jeudi, Michali alla de son côté à
la pêche dans les fonds dangereux, à une brasse de la côte.
- Tu sais peut-être, effendi, que le plongeur descend jusquà quarante pieds
impunément ; mais cest tout le poids deau quun homme peut
- supporter. Quand il dépasse cette limite, ne fût-ce que dun pied ou deux, il
travaille comme si de rien nétait et remonte à la surface sans aucun
- mal apparent ; mais, aussitôt revenu à lair, il tombe foudroyé. Depuis lors, un
médecin dEurope, que les marchands francs ont amené avec eux
- quand ils ont installé à Cymî les machines à plonger, ma raconté quil
avait visité des pêcheurs morts de cette manière : ils avaient les os du cou
- brisés et pleins de petites bulles dair rentrées. Ce jour-là donc, le vieux
Michali, entraîné par quelque riche trouvaille, tira imprudemment sur la
- corde de descente et dépassa la limite ; quand on le remonta, il sabattit sur la
plage comme un pin touché de la foudre et rendit le souffle. On le
- rapporta mort à la maison ; et ce nétait là que le premier coup du mauvais
ange, qui frappe toujours deux fois à la même porte.
- A ce moment revenait à Stavro un certain Costaki ; il avait travaillé avec moi cette
semaine à Leuka. Costaki était un garnement mal famé, qui
- avait demandé deux fois ma fiancée en mariage et quelle avait refusé avec son
grand rire dédaigneux. Dans nos promenades, le soir, nous
- lavions surpris comme il nous jetait des sorts. Une idée denfer vint à
lesprit du misérable. Il entra au milieu de la nuit dans la maison où Lôli et
- sa mère, la vieille Sophia, veillaient tout en larmes le corps du défunt. La mine
harassée et contristée, il prit à part la mère et lui dit, de façon à être
- entendu de Lôli :
- " Pauvre Sophia! quavez-vous fait au Christ ? Jarrive de Leuka, où
nous avons retiré de leau ce matin le corps de Vanghéli. Il a voulu trop
- gagner pour votre fille et sest fait descendre au banc de la Mort, où ont péri
lautre année les deux fils dHadji Vassili ; cette fois encore le banc
- ne nous a rendu quun cadavre. Que la Vierge ait pitié de Lôli! "
- Celle-ci, ayant tout entendu, se jeta sur le scélérat et lui dit de parler ; il
recommença son histoire, les larmes aux yeux. Alors la malheureuse,
- lesprit déjà troublé par la mort de son père, jeta un grand cri, puis son rire
habituel éclata dans la chambre : cette fois elle était la bien nommée,
- la pauvre Lôli, elle était folle !
- Ne sachant rien de tout cela, javais touché ma pièce dor le samedi, et je
men revenais marchant toute la nuit ; les cloches joyeuses, qui
- sonnaient la résurrection aux églises, me donnaient courage. Jarrivai au village
dès laube, et voyant la vieille Sophia sur sa porte, je criai de
- loin en chantant :
- Éveille toi, Lôli, Christ est ressuscité, éveille-toi, Lôli! "
- La mère courut à moi en arrachant ses cheveux blancs :
- " Appelle-la Lôli, vraiment Lôli désormais! " Et elle me raconta
laffreuse histoire. Au même instant, un rire que je connaissais bien et la chère
- chanson de la bien-aimée se firent entendre au bout de la rue. Ma fiancée se
précipita vers moi ; mais le mauvais esprit avait si étrangement
- travaillé son cerveau quelle simagina revoir son père.
- " Père, père, me dit-elle, les démons ont étouffé le pauvre Vanghéli dans le
fond bleu de la mer! "
- Et elle me redit tous les détails de la mort de Michali, auxquels elle avait assisté,
croyant parler de la mienne. En vain je la serrai dans mes bras, je
- lappelai, je la couvris de larmes et de caresses ; elle recommençait de nouveau
le récit de lagonie de son père, quelle mappliquait à moi-même.
- Durant plusieurs semaines, jessayai tout pour rappeler sa raison ; je
nobtins delle que son histoire désolée, son rire et sa chanson. Douce
- dailleurs et inoffensive, elle allait comme autrefois aux figuiers et sur la
grève, écouter la mer. Je résolus de la mener aux médecins dAthènes. La
- veille du jour où nous devions partir, elle ne se trouva pas au souper. Inquiet, je
descendis au rivage. Il faisait cette nuit une grande lune dans
- un ciel de nuages, qui éclairait par instants la terre mieux quun matin
dhiver. Quand je fus au platane où javais, pour la première fois, rencontré
- ma fiancée, je laperçus de loin, dans sa blanche robe de noces quelle
portait toujours, sur la crête de la falaise qui monte à cet endroit à pic
- au-dessus de leau.
- " Père, cria-t-elle en mentendant venir, père, regarde Vanghéli qui passe!
" Et du doigt elle montrait sur lhorizon de mer une petite voile qui
- cinglait dans un rayon de lumière, avec une vague apparence de forme humaine.
- " Vanghéli! Vanghéli! " Elle répétait mon nom en battant des mains, et
avant que jeusse pu courir ou crier à la Vierge, je vis la robe blanche
- disparaître comme un goëland qui senvole ; le grand rire éclatant
séteignit dans le bruit sourd dun corps qui tombe à leau. Je plongeai
sur sa
- trace, vingt fois je parcourus le fond de roches au pied de la falaise ; mais la lune
sétait voilée, et malgré lexpérience de mon métier, cette mer
- que je connaissais si bien resta ténébreuse et vide pour moi. Quand je revins épuisé
à la surface, la clarté renaissait sur les flots, je vis à ma
- gauche une écume blanche sur une lame, comme des plumes de cygne. Je nageai en hâte de
ce côté ; comme japprochais, le rayon frappa des
- tresses dorées et des rameaux de corail sur cette blancheur ; un nuage fit de nouveau
la nuit sur la mer, et cette dernière vision sévanouit
- comme une vapeur. Depuis, personne na rien revu ni retrouvé de Lôli.
- Voilà cette triste histoire. Il me reste à te dire, ce que tu attends sans doute,
comment je me vengeai. Dès le lendemain, je retournai à Leuka
- reprendre ma place. Aussitôt à la mer, je me fis descendre à lendroit où
venait de plonger Costaki. A peine eus-je entrevu lassassin courbé sur
- sa besogne, que je me jetai sur lui et le terrassai dans le sable en le frappant de mon
couteau à éponges. Ce fut pendant quelques secondes une
- lutte terrible dans la demi-nuit des profondeurs, sous le poids de la montagne
deau. Le sang qui séchappait des blessures troublait le fond où
- je poursuivais ma victime, et je frappais encore aveuglément, tandis quétouffée
par le râle elle avait déjà ouvert la bouche et bu la mer. Je coupai
- la corde de secours enroulée à son corps, je lamarrai solidement à une roche,
puis je donnai le signal de montée. Mes camarades avaient déjà
- ramené la corde de Costaki, effrayés de ne plus sentir son poids.
- " Jai vu passer le requin, leur dis-je, il aura entraîné le pêcheur. On en
a signalé deux lautre semaine à Cymî, où la pêche est arrêtée. Pour moi, je
- ne plonge plus. "
- Ils me regardèrent dun air de doute, mais aucun ne souffla mot, sachant mon
malheur, et que javais droit de faire justice. Sans réclamer mon dû,
- payé par ma vengeance, je quittai sur lheure la pêcherie pour atteindre à Cymî
le caïque de Rhodes, doù je passai sur le premier voilier en
- partance. Le Seigneur miséricordieux a fait la terre si grande afin que ceux qui
souffrent puissent marcher devant eux, jusquà ce quils aient
- lassé le souvenir qui les poursuit.
- IV
-
-
-
- Comme il achevait cette partie de son récit, Vanghéli se tut un moment ; sa parole
sattardait avec son âme à des pensées encore lourdes, malgré
- lusure de tant dannées ; puis, secouant la tête comme pour chasser un
essaim importun, il fit le geste de qui rejette un fardeau derrière soi, et
- reprit :
- Jétais monté sur une felouque de Thasos, mauvaise marcheuse et mal gréée ; une
forte brise nous obligea de faire route au plus près des côtes
- de Candie ; je neus pas, comme la première fois, la chance d' échapper aux
Égyptiens. Une bordée malheureuse nous porta sous le vent dune
- frégate qui nous reconnut, nous donna la chasse et sempara de nous. On me jeta
avec les hommes de léquipage dans lentrepont, et, quelques
- semaines après, jétais amené à Alexandrie et vendu comme esclave au bazar. Tu
peux croire, effendi, si je maudissais mon sort et ma sottise à
- courir les hasards du monde, tandis quassis sur ma natte, dans la cour du grand
khân, jécoutais les acheteurs débattre ma valeur. On
- demandait cher de moi, parce que je parlais la langue arabe, étant de Syrie, et
quon me croyait habile aux travaux de la mer. Il vint enfin un gros
- marchand de Mansourah qui donna le prix demandé et me plaça comme réïs sur une de
ses dahabiehs.
- Durant une année, ma vie se passa à remonter ou à descendre le Nil avec les
chargements de coton et de dattes, penché jour et nuit sur la barre
- de mon gouvernail. Jaurais pu trouver plus dur maître et plus dur métier,
cest vrai ; mais, vois-tu, le grand mal de lesclave, cest quavec
son
- corps le maître a acheté son espérance ; et il faut avoir été esclave pour savoir
quelle misère cest de manger de ce pain-là. Pourtant comme il est
- sage de se résigner aux choses qui arrivent, je métais habitué peu à peu à
lidée de voir finir mes jours tous semblables, comme les palmiers de
- la berge qui disparaissaient derrière moi. Cest alors quun hasard heureux
vint rouvrir ma vie fermée.
- Un soir que nous étions mouillés à Louqsor, nous vîmes accourir des cavass qui
éveillèrent brusquement le maître et réquisitionnèrent sa
- dahabieh pour Ibrahim, le fils du pacha dÉgypte ; comme le prince remontait le
Nil, se rendant à Assouan, sa barque sétait ensablée
- au-dessous de nous, et il envoyait chercher pour la remplacer la première quon
trouverait au village. Cest ainsi que je devins pour un temps le
- réïs du propre fils du grand Méhémet-Ali. En montant à bord, Ibrahim parla avec
bonté à chacun de nous : ayant appris que jétais Syrien, il
- sapprocha de moi et me demanda, avec un intérêt que je ne mexpliquais pas,
des détails sur le pays. Je fus amené ainsi à lui conter mon
- histoire. Quand jarrivai à mon séjour chez Ali de Tépélen, le prince
sassit sur le bordage, son il brilla, et il me retint deux heures de nuit à
lui
- répéter tout ce que je savais du pacha de Janina. Cela continua ainsi presque chaque
soir : à lheure où lon amarrait la dahabieh à un tronc de
- palmier pour attendre laube, Ibrahim faisait apporter son tapis et sa pipe à
larrière du pont, mappelait auprès de lui, et me commandait
- gracieusement, comme il savait le faire, de lui conter des histoires de la guerre de
Morée ou de lui parler des villes de la côte de Syrie. Quand
- nous fûmes de retour à Louqsor, jentendis avec joie le pacha dire à mon maître
:
- " Combien ton réïs ?
- - Cent talaris.
- - Les voilà, je le prends. "
- Et jetant une bourse, Ibrahim memmena avec lui.
- Nous débarquâmes au Grand-Caire, un matin, comme le brouillard se repliait sur le
fleuve, la ville bâtie par les génies en sortait toute dorée,
- remplissant le ciel de dômes et de minarets. Moi qui navais encore vu que les
pauvres villes de Syrie et de Morée, il me semblait entrer dans un
- conte. Je suivis Ibrahim, qui allait saluer son père au Séraï ; quand je vis
Méhémet-Ali, je compris quAli de Tépélen navait été quun brigand
- heureux, mais que celui-ci était vraiment un prince de la terre. On sentait la force et
la raison dans tout ce quil disait, lattachement et le respect
- chez tous ceux qui lentouraient. Le pays était riche, vivant, fertile en choses
nouvelles, comme le limon du Nil en moissons. Les Européens y
- arrivaient de toutes parts, apportant leur science et leur or. Tu as dû entendre dire
que Méhémet-Ali fut un maître cruel et sanguinaire ; mais
- tous ceux qui ont connu lÉgypte dalors savent bien quil fallait une
main de fer pour le travail entrepris par le grand pacha ; si lon partage en
- deux poids le mal quil fit à ses ennemis et le bien quil fit au pays,
cest ce dernier qui emportera la balance. Ainsi en a jugé la reconnaissance
- de tous les hommes sages qui lont vu à luvre. Mais ce nest pas
laffaire dune chétive créature comme moi de prononcer sur les princes, et
- je men tiens à mon humble histoire.
- Ibrahim, moins énergique que son père, était doux et juste ; chacun sattachait
à lui. Jentrais toujours plus avant dans sa confiance. Mon
- emploi était de lui apporter les pipes et le café ; chez nous, tu le sais, le pauvre
esclave qui sert ainsi le maître est souvent plus près de son esprit
- que les beys qui sassoient à côté de lui. Après trois années passées de la
sorte, jétais devenu une sorte dintendant dans sa maison. Ce
- moment de ma vie fut bon ; seulement, lété, à Alexandrie, il ne fallait pas
trop regarder le fond de la mer, quand je masseyais sur la plage ; je me
- sentais alors glisser dans les tristesses passées en y revoyant ce que tu sais.
- Un hiver, quand nous revînmes au Caire, il se fit de grands rassemblements de troupes ;
je maperçus quil se préparait de graves choses,
- jentendis les conversations du prince au divan, et je mexpliquai pourquoi il
minterrogeait si vivement sur les villes de Syrie. Je fus alors
- témoin dune scène qui mest restée toute fraîche dans la mémoire et que
je puis te raconter.
- Il y avait en ce temps à la grande mosquée dEl-Ahsa un uléma célèbre par sa
science et sa sainteté, quon appelait cheikh Yakoub Quodjah. Il
- venait souvent au Séraï et conversait longuement avec Ibrahim : je trouvais toujours
mon maître plus pensif après ces entretiens. Un soir que
- cheikh Yakoub était venu suivant son habitude, le prince mappela, me dit de
rouler son tapis de prière sur mon âne et de le suivre. Nous
- sortîmes tous les trois ; le cheikh, qui nous précédait sur son ânesse blanche, prit
le chemin des Tombeaux des khalifes. Tu connais sans doute,
- effendi, ce désert sombre et superbe où les anciens khalifes dÉgypte reposent
dans le sable, sous les chapelles merveilleuses des architectes
- dautrefois ; si tu ne le connais pas, aucune parole ne peut te donner idée de ce
quil y a deffrayant et de grand, la nuit, dans cette ville morte
- de mosquées qui dort dans un repli du mont Mokattam, sans hommes, sans bruit, sans
couleur, toute grise dans le noir.
- Nous nous arrêtâmes au centre, au pied du minaret de Kaït-Bey, qui se dresse comme le
cierge entouré de fines dentelles quun riche porte à
- léglise la nuit de Pâques. Jétendis le tapis dIbrahim sur un turbé
où est enseveli un saint vénéré ; tandis que le prince se mettait en prière,
- cheikh Yakoub disparut. Un moment après, nous le vîmes poindre dans le ciel sur la
plus haute galerie du minaret. Il portait le bonnet et lample
- robe des derviches ; un peu de lune éclaira là-haut ce grand fantôme qui tournait
lentement, comme un oiseau du Nil. Dune voix forte comme
- sera léclat de la trompette du jugement, il entonna lappel habituel du
muezzin au nom d'Allah, et continua par cette litanie, quil jetait à la ronde
- aux tombeaux des quatre points :
- " Levez-vous, khalifes et émirs dÉgypte, levez-vous, fils dOmar!
lève-toi, Hakem le Terrible, lève-toi, Salah-ed-Din le Conquérant, lève-toi,
- sultan Barkouk, lève-toi, sultan Gouhri!.. "
- Le prince se dressa tout surpris et regarda : voici que de toutes parts, des deux grands
portails de Barkouk, des cours de Kaït-Bey, de tous les
- monuments qui faisaient de lombre au loin sur le sable, sortaient et glissaient
des formes vagues ; jai pensé depuis que cétaient peut-être les
- chameliers que la nuit surprend parfois endormis dans ce lieu, peut-être les chacals
qui viennent y rôder, et dont les yeux de braise nous
- regardaient fixement ; mais à cette heure, terrifiés comme nous létions, nous
crûmes que les morts répondaient à lappel du Quodjah. Lui
- continuait là-haut de sa voix tonnante :
- " Levez-vous tous, dites à Ibrahim, héritier des Khalifes, que lheure est
venue de marcher. A lui létendard des saints, à lui le khalifat des
- Croyants, à lui le trône affaissé de Stamboul : par lui le sang doit couler et
lempire dEl-Mohawi refleurir dans le sang; dites-lui que Dieu la
- marqué, quil marche ou quil sera maudit! "
- Et je ne sais si ce fut encore le glapissement des chacals mais il nous sembla entendre
des échos lointains qui se redisaient de tombe en tombe :
- " Amin, amin! "
- Le prince se prosterna de nouveau sur les turbés et pria longuement, puis, sans dire
une parole, il reprit sa monture et repartit.
- Le lendemain matin, quand je descendis dans les rues pleines de peuple, des muezzins
appelaient de toutes les mosquées les Arabes à la guerre,
- les soldats sortaient des camps ; le jour même, Ibrahim mordonna de faire ses
préparatifs de départ. Une semaine après, la belle armée du pacha
- dÉgypte, comme un nuage de sauterelles, couvrait le désert de Suez
dhommes, de chameaux, de chevaux et de canons. Mon maître marchait en
- tête, et je le suivais, plantant sa tente chaque soir au camp, perdu insouciamment, moi
pauvre esclave, dans cette multitude qui marchait à la
- conquête du monde.
- Tu as lu dans les livres lhistoire de cette longue guerre, et je ne ten
dirai rien que tu ne saches mieux que moi. Tu nignores pas comment nous
- traversâmes la Syrie conquise, et le Liban, et le Taurus. Les soirs de bataille,
jattendais le pacha devant sa tente ; quand il revenait fatigué,
- sanglant et victorieux, je préparais les coussins sur les tapis de Perse ; mais Ibrahim
ne connaissait guère le sommeil ; sa tête travaillait sans
- cesse. Tandis que son armée reposait, le sommeil le fuyait, et quand il ne pouvait plus
retenir près de lui ses officiers harassés, il mappelait pour
- lui conter des histoires auxquelles il prenait un plaisir denfant. Quelquefois il
minterrompait brusquement, son idée le ressaisissait, et il parlait
- tout haut, comme pour lui seul, de ses projets, de ses plans pour la réforme de
lempire quil allait conquérir. Il disait des choses sages et justes ;
- jai toujours pensé que les peuples auraient été heureux avec lui. Le soir de
Konieh, quand il remonta enfiévré de la plaine couverte de cadavres,
- je me souviens quil ne ferma pas les yeux un instant ; il parla de Stamboul, où
il croyait arriver dans quelques semaines, il nomma les palais du
- Bosphore où son père et lui sétabliraient, les beys arabes auxquels il
confierait ladministration des provinces.
- Larmée savança encore jusquà Kutahieh, et sarrêta là. A
partir de ce jour, je ne reconnus plus Ibrahim. Lui, si bon et si juste pour nous tous,
- il devint chagrin, violent et tyrannique. Je comprenais quil était aigri par la
rencontre dobstacles imprévus que jignorais ; je sais seulement
- que toutes ses paroles étaient pour se plaindre amèrement des rois dEurope qui
larrêtaient dans sa marche : il accusait sans cesse linjustice
- des étrangers. Peu de temps après, il me donna lordre de tout apprêter pour
retourner en Égypte, et il avait des larmes dans les yeux en me le
- donnant.
- Il partit avec une petite escorte, laissant ses troupes en Asie, pour aller consulter
son père. Je passais toujours les nuits près de lui ; il dormait
- encore moins que par le passé, mais alors il restait silencieux, le regard perdu comme
celui quon vient déveiller dun rêve. Quand on le tirait de
- sa contemplation, il redevenait emporté et brutal : pour la première fois je me
souvins que jétais esclave, et le désir me prit de quitter un maître si
- dur.
- Une nuit que nous campions à Sahjun, dans la montagne de Syrie, comme je me levais à
la première aube, je vis au-dessous de nous, tout au
- fond des gorges qui descendaient à la côte, au bout de lhorizon, une ligne bleue
et de petites taches blanches qui brillaient dans la lumière du
- matin : cétait la mer, et lune de ces taches était Lattaquieh. Je fus tout
saisi par cette vue ; les idées qui me montèrent à la tête en ce moment
- achevèrent de me décider. Jentrai doucement dans la tente où le pacha
sétait assoupi un instant, je baisai sa main qui pendait sur les coussins,
- car il avait été bon pour moi dans le temps passé, et je menfuis par le bois de
cèdres vers le col de la montagne. Jy restai caché trois jours
- quand jappris quIbrahim sétait éloigné avec tout son monde, je
repris ma course et descendis à la mer. En entrant dans les jardins de
- Lattaquieh, je reconnus notre petite maison sur le port, telle que je lavais
laissée vingt années auparavant. Mon père était assis devant la porte
- ; mais, à la suite dune maladie dyeux prise dans un voyage au désert de
Gaza, il était devenu aveugle.
- " Père, criai-je, tu ne me reconnais pas ?
- - Cest la voix de Vanghéli, dit le vieux à la mère ; tu fais bien de revenir,
garçon, car je men vais, et tu continueras les affaires. "
- Quelques jours plus tard, en effet, le père rendait son âme en me disant :
- " Tu as vu quon ne trouve pas le repos en courant le monde ; reste où
jai vécu, et que Dieu te fasse prospérer plus quil na fait pour moi.
"
- Il ne me laissait que sa boutique et son bon renom pour machalander auprès des
pêcheurs avec qui de nouveau jallais vivre.
- V
-
-
-
- Je suivis les conseils du père. Pour un long temps, je nai plus rien à te dire
de ma vie ; ce fut celle de tous les pauvres gens qui mentouraient.
- Après les années si troublées que je tai contées, elle dormit durant bien des
saisons, comme leau tranquille de la petite anse où je renflouais
- les barques avariées en haute mer. Quand je regarde, du point où je suis arrivé, tout
ce grand espace calme pris entre les orages du matin et ceux
- du soir, il mapparaît comme un moment, et pourtant je vécus ainsi près
dun quart de siècle. Japprochais de la vieillesse et je me figurais
quelle
- continuerait mon repos jusquà la fin de tout homme. Le Seigneur en décida
autrement : mais aux aventures des vieilles gens il manque
- linsouciance et lespérance qui font supportables toutes celles de la
jeunesse.
- Je ne fus pas recherché durant tout le temps que les Égyptiens occupèrent le pays,
jusquà la bataille de Nésib. De longues années de paix
- suivirent pour les chrétiens de Syrie, pendant lesquelles ils oublièrent les idées
qui avaient fait travailler les têtes autrefois. Tu sais comment ils
- furent cruellement réveillés par les massacres de Damas. Pour moi comme pour tant
dautres, les mauvais jours datèrent de cette heure
- lamentable.
- Peu de temps auparavant, javais hérité dun parent un petit bien au village
de Hasbeya, dans la vallée du mont Hermon ; comme le commerce de
- la soie rapportait alors de gros bénéfices, javais vendu ma boutique de
Lattaquieh et je métais établi à Hasbeya, où je faisais des affaires de
- cocons. Ce fut là que jappris par des fuyards les premiers massacres de
lannée 1860 à Damas. Nous pensions être en sûreté dans nos
- montagnes, et quelques familles prudentes descendirent seules à Beyrouth.
- Une nuit que tout dormait comme dhabitude dans le village, on fut éveillé en
sursaut par un tumulte de cavaliers, de flammes et de cris :
- cétaient les Druses qui sabattaient comme un ouragan sur nos maisons. Avant
quon eût pu se reconnaître, les filatures et les magasins
- flambaient, le sang coulait par les rues, la moitié de la population râlait sous les
pieds des chevaux qui portaient les assassins. Je noublierai
- jamais laube de ce jour où je vis, sur la terrasse avancée de léglise qui
domine le village, ce qui restait des habitants de Hasbeya, hommes,
- femmes et enfants, parqués comme des moutons, rendus fous par cette terreur subite,
riant bruyamment aux flammes qui les entouraient ; cétait
- lhorreur de lenfer vue par les vivants.
- Affolé comme tout le monde, je gardai pourtant assez de raison pour gagner les bois, au
lieu daller me jeter, comme tant dautres le firent, sous
- le yatagan des bourreaux. Jéchappai ainsi sans blessures ; mais, dans cette nuit
de malheur, tout ce que je possédais fut consumé aussi vite
- que vient de lêtre cette feuille de tabac dans mon calioun. Les chemins se
rouvraient devant moi, vides, sans but et sans pain.
- Je pris par le nord et quittai rapidement la montagne, où les scènes de Hasbeya se
renouvelaient dans chaque village : je ne marrêtai quà
- Hamah, le pays étant resté paisible de ce côté.
- Comme jétais assis à la porte de la ville, entre les moulins qui travaillent à
grand bruit sur le Nahr-el-Asy, je vis arriver un cavalier qui descendit
- près de moi pour se laver à la rivière et revêtir de beaux habits, ainsi que font
les voyageurs qui viennent de loin avant dentrer dans les villes.
- Je le reconnus pour un Franc sous le costume dAnatolie quil portait ; il me
salua honnêtement, et nous allâmes prendre le café ensemble sous
- le sycomore.
- Cétait un de ces graineurs, comme on les appelle, qui parcourent sans cesse nos
contrées du Liban au Caucase, pour chercher de bonnes
- graines de vers à soie et les envoyer en Europe. Tu sais quils voyagent
ordinairement avec un homme du pays, leur associé ou leur
- domestique, qui porte les sacs sur son mulet, et quils vont ainsi par les forêts
et les montagnes, couchant sous le ciel, vivant comme de vrais
- Bédouins du Haurân.
- Létranger me confia quil était fort embarrassé de remplacer son aide, un
Maronite dEdhen, qui avait péri dans la boucherie de Damas.
- Apprenant ma détresse et voyant que jétais entendu dans le commerce quil
faisait, il me proposa de massocier à lui. Jacceptai ce que le ciel
- menvoyait pour sortir de peine : trois jours après nous quittions Hamah pour
traverser toute lAnatolie et nous rendre au Caucase. Le graineur,
- pensant quil ny avait rien à faire cette année dans la malheureuse Syrie,
avait résolu daller travailler en Arménie et dans le pays de Tiflis.
- Mon nouveau maître était un homme actif, bon un peu triste. Il me parut, à ce
quil disait, quil avait dû quitter sa patrie depuis dix années, à la
- suite de quelques événements politiques. Le soir, quand nous descendions de cheval à
létape, il tirait de sa sacoche de petits livres dans la
- langue de son pays et lisait fort tard. Parfois il mexpliquait en turc, ne sachant
pas le romaïque, ce quils contenaient : jai appris bien des
- choses avec lui, plus même quautrefois en écoutant le sage Ibrahim. Il savait
comment vivent les plantes et la raison de beaucoup dactions
- humaines ; il connaissait des secrets pour guérir les malades ; aussi étions-nous bien
reçus et nourris dans les villages.
- Le plus souvent nous couchions dans les bois où nous avions marché tout le jour ; il
aimait à demeurer ainsi seul parmi les chênes : il avait
- coutume de dire que la forêt est une foule, pleine dâmes diverses, quil y
a autant de vie cachée et de vie meilleure dans la multitude des arbres
- que dans les réunions dhommes.
- Lhiver, nous rentrions dans les villes, à Trébizonde, à Tébriz ; le maître
allait au khân attendre les voyageurs ; tout en préparant les marchés de
- graines pour le printemps, il apprenait deux comment les gens des pays lointains
se gouvernent, comment ils adorent Dieu chacun à sa manière.
- Je métonnais parfois de le voir tomber daccord avec les mollahs, même avec
les païens de Perse, qui adorent le feu ; il expliquait que les
- différentes lois sont faites pour des âmes différentes, et que toutes sont bonnes
quand on les suit avec vérité et simplicité. Je crois vraiment
- que, si jétais resté plus longtemps près de cet homme sage, jaurais
appris à penser comme vous autres gens dEurope ; mais il en était ordonné
- autrement.
- Le second été que nous passâmes ensemble, mon maître résolut daller
travailler dans la province de Brousse ; on disait que les graines y
- étaient belles cette année-là. Nous descendîmes dans lintérieur par Sivas et
Angorah. A Yéni-Chéir, nos hôtes grecs voulurent nous retenir en
- nous prévenant que les passages du mont Olympe étaient occupés par des bandes de
Zéibeks. Nous partîmes sans tenir compte de lavis, et
- nous nous engageâmes dans les défilés au nord de la montagne. Le dernier soir, comme
nous voulions forcer létape pour arriver à la ville, la
- nuit nous prit dans les châtaigniers ; tandis que nous cherchions la route perdue, un
coup de fusil partit dans le taillis, une voix nous cria
- darrêter, et cinq ou six de ces grands bandits, comme tu en as vu hier à Géiveh
se pavanant sous leurs hauts bonnets et leurs belles armes,
- nous barrèrent le chemin. Le maître était brave, il voulut passer outre ; les
Zéibeks se précipitèrent sur lui, le tuèrent sous mes yeux et
- emmenèrent son cheval chargé de ses effets ; pour moi, ils se contentèrent de me
laisser meurtri de coups sous mon mulet.
- Je fus recueilli par des bûcherons de lOlympe, qui me soignèrent quelques jours.
Quand je fus remis, je macheminai vers Brousse, me
- demandant une fois de plus ce quil adviendrait de moi ; fort inquiet, en outre, à
cause de cette histoire du meurtre, car chez nous il ne faut
- jamais être mêlé à un crime ; cest souvent dangereux pour les criminels et
toujours pour les témoins.
- Aussi étais-je bien résolu de nen parler à personne : ordinairement ces
accidents soublient ; mais comme celui-ci avait eu lieu près de la ville, le
- consul du graineur lapprit et alla trouver le pacha en réclamant prompte
satisfaction. Tu sais quen pareille occasion, le pacha réussit rarement à
- mettre la main sur les assassins mais il trouve toujours quelquun à livrer au
consul, quil faut contenter tout dabord. On savisa que javais
été
- le domestique et sûrement le meurtrier de la victime ; les zaptiés me découvrirent
dans le khân où je venais darriver, ils me chargèrent de fers et
- me conduisirent au konaq. Mes protestations ne servirent de rien, mieux eût valu avoir
quelques piastres pour faire reconnaître mon innocence
- et trouver un autre coupable. Je navais pas un para : on me jeta en prison, et la
justice fut satisfaite.
- Puisque tu vas à Brousse, tu verras dans la cour du konaq, sous les fenêtres du
gouverneur, un grand bâtiment carré fermé de grilles, et derrière
- ces grilles une centaine de têtes qui regardent dun air ennuyé les passants ou
causent avec eux à travers les barreaux. Cest la prison où je fus
- enfermé.
- Il y avait là nombreuse compagnie pêle-mêle : quelques criminels, de pauvres diables
qui avaient dévalisé une boutique, des Grecs qui avaient
- battu un musulman, des juifs qui avaient battu un Grec, et des malheureux comme moi qui
navaient pas de chance.
- Tout ce monde demeurait là depuis un temps variable, suivant le hasard des
circonstances ; quand il ny avait plus de place pour de nouveaux
- condamnés, on relâchait les plus anciens ou ceux dont la famille pouvait payer.
- Nétant dans aucun de ces deux cas, je savais quil me faudrait une longue
patience. Jai appris plus tard que, deux mois après mon arrestation,
- les Zéibeks assassins de mon maître avaient été pris par les nizams et pendus.
Malheureusement le consul navait plus rien demandé et le pacha
- mavait oublié : personne ne se souvint à cette occasion que javais été
arrêté pour le même fait, et on ne pensa ni à me juger ni à me libérer.
- Dailleurs le temps passait assez bien en prison ; il y avait là foule de gens de
tous les états et de tous les pays qui racontaient des histoires
- instructives, et quelques Hellènes qui causaient fort agréablement. Un écrivain
public, enfermé pour avoir contrefait des signatures, mapprit à
- tracer des sentences en belles lettres persanes ou en vieux caractères arabes. Je
messayais à les reproduire avec du charbon sur le mur blanchi
- à la chaux ; comme javais encore dans la mémoire les belles inscriptions vues au
Caire et à Damas, je devins en peu de temps plus habile que
- mon maître.
- Un jour, le pacha qui visitait la prison entra subitement dans la grandsalle,
comme jécrivais au-dessus de la fenêtre, pour la consolation des
- prisonniers, ce verset du Koran : " Et ceci aussi passera. " Le gouverneur
admira la beauté de mes lettres et me félicita chaudement. Tu sais,
- effendi, que nul art nest en si grande estime chez les Turcs.
- Le lendemain il me fit appeler au konaq et me demanda de décorer en caractères
koufiques, comme ceux de la Mosquée-Verte, le tour de son
- sélamlik. Je revins les jours suivants ; quand je me fus acquitté de ce travail à sa
grande satisfaction, il memploya dans les bureaux du divan à
- écrire les papiers dimportance où les lignes rouges et or doivent alterner en se
redressant à la fin de la feuille.
- Chaque jour je rentrai un peu plus tard à la prison ; un soir on me laissa coucher à
la porte du divan, le lendemain de même ; cest ainsi que je
- fus insensiblement libéré et que de prisonnier je devins scribe du gouvernement.
- Je songeais pourtant que ma précédente demeure était un peu trop près du konaq, et
ce fut avec joie que jappris, à quelque temps de là, que le
- pacha de Brousse était transféré à Damas. Ayant résolu daccompagner mon
protecteur, jentrai à la mode turque dans sa suite, et mhabituai à
- vivre de son bien comme si je le servais depuis trente ans, ce à quoi personne ne
sopposa. Nous partîmes de Brousse à petites journées ;
- quand, après un mois de route, nous arrivâmes à Damas, le pacha apprit quentre
temps on lavait nommé à Bagdad ; il avait été précédemment
- vizir à Stamboul, et son successeur ne le trouvait jamais assez loin.
- On repartit pour Bagdad ; durant ce nouvel et long voyage, jeus occasion de rendre
plusieurs services au gouverneur : aussi, en prenant
- possession du konaq de Bagdad, il minstalla officiel-lement en qualité de kiatib
du medjliss (greffier du conseil de la province).
-
- Jai passé là sept ou huit années de ma vie, les dernières et les plus aisées,
celles où je touchai presque à la fortune. Si tu connais le pays, tu ne
- tétonneras pas de me voir finir en servant les maîtres que jai commencé
par combattre. Cétait le moment où, dans tout lempire, on appelait les
- chrétiens dans ladministration. Je fis rapidement mon chemin, grâce à la
bienveillance du pacha, et je devins premier kiatib, puis defterdar du
- vilayet (chancelier du gouvernement).
- En ce temps-là je portais lhabit des fonctionnaires et je traversais le bazar de
Bagdad sur un bel âne blanc, avec lair respec-table dune autorité.
- On me saluait jusquà terre, on mappelait Vanghéli-effendi, et je voyais
venir le moment où je serais Vanghéli-bey. Je rêvais déjà de finir mes
- jours à Stamboul dans quelque haut bureau de la Porte ; qui sait jusquoù je
pourrais monter? Tant dautres, partis de plus bas que moi,
- gouvernaient le monde! Rien nest impossible à la volonté du Padichah, si Dieu le
veut aussi.
- Le principal pour réaliser de si grands projets était damasser beaucoup
dargent : je my employais de mon mieux. Dabord javais eu
- grandpeine à subsister avec mon traitement : une centaine de piastres par mois,
rarement payées. Mais, à mesure que mon influence grandissait
- les piastres et les livres dor arrivaient de toutes parts comme
delles-mêmes.
- Ceux qui avaient des procès devaient compter avec moi, ceux qui avaient des
réclamations à faire au gouvernement encore plus. A lépoque de
- ladjudication des dîmes, les fermiers désireux de lobtenir ne
négligeaient pas de mintéresser à leur demande, de même les concessionnaires
- des travaux du fleuve. Les zarafs qui avançaient de largent pour les dépenses du
vilayet nignoraient pas quon me consulterait sur le taux du
- prêt ; enfin jai dû tenir les comptes pour les levées des nizams.
- Le Seigneur sait que je nai jamais fait de tort à personne et que je me suis
contenté des bénéfices habituels de mon emploi, recevant les cadeaux
- comme il est naturel. Jai vu quelquefois des négociants dEurope me les
refuser, en disant quon navait pas cet usage chez eux : il est pourtant
- juste de payer ceux dont on a besoin, et il test bien connu que tout le monde fait
de même ici. Pour nous autres chrétiens surtout, les positions
- sont si précaires quil faut travailler vite quand on y est, afin de se garer du
malheur à venir.
- La fin de mon histoire prouve bien quil vient toujours plus promptement quon
ne sy attend ; et, sil est venu sur moi, cest peut-être parce
- que jai été trop honnête et trop humain.
- Il y avait en ville un mollah fort considéré, membre du medjliss, dont le père se
ruina et vendit sa maison à un Arménien. Pour rentrer en
- possession de la maison, le mollah prétendit que cétait un vakouf, bien de
mosquée, et amena au konaq deux faux témoins que je connaissais
- bien ; pour une livre par tête, ils sétaient engagés à appuyer son
affirmation. Je fus sollicité de laider dans cette affaire ; mais le mollah, qui
était
- avare, ne me donna que de bonnes paroles : rien ne sopposa donc à ce que je
découvrisse linjustice de sa cause, qui fut perdue devant le
- tribunal. Jeus, à partir de ce jour, un puissant ennemi, il ne négligea rien
pour me perdre. Sur ces entrefaites, le pacha qui mavait témoigné tant
- de bonté fut nommé au Yémen : je me crus assez fort pour rester seul à Bagdad et ne
tardai pas à men repentir.
- Quelques semaines après son départ, au temps de la Pâque juive, je fus attiré par le
bruit dune rixe en traversant le bazar : cétaient des Grecs
- qui assommaient un juif, accusé davoir volé et tué un enfant chrétien pour
préparer lagneau avec son sang. Je reconnus le vieux
- Zacharias-ibn-Jéhoudah, avec lequel javais quelques petites affaires ; touché de
pitié, jappelai les zaptiés et je fis lâcher prise à mes
- coreligionnaires. Javais eu tort de me mêler de ce qui nétait pas mon
affaire ; dailleurs peut-être bien que le juif avait pris le sang de lenfant,
- on ne sait jamais.
- Le soir même, les Grecs firent une sédition ; on maccusa dêtre
lauteur du trouble ; le mollah, mon ennemi, assembla le medjliss et disposa tous
- les esprits contre moi. Javais eu limprudence de ne pas faire encore mon
présent de bienvenue au nouveau pacha, arrivé de la veille ; il fut
- facilement persuadé par mes adversaires et me destitua immédiatement de ma place.
Comprenant que lorage ne sarrêterait pas là, je pris en hâte
- mon petit avoir, que javais converti au fur et à mesure en diamants, comme nous
faisons tous pour nos fortunes sans cesse menacées : je
- cachai les pierres précieuses dans mon fez, et je courus, la nuit venue, à la maison
du juif.
- Zacharias me reçut en tremblant dans larrière-chambre où il célébrait la
fête avec sa famille sous les sept chandeliers : je lui rappelai quil me
- devait la vie et ladjurai de garder fidèlement mon dépôt durant une absence que
jallais faire. Il enterra les pierres en jurant par le Dieu
- dAbraham que tout ce quil possédait mappartenait, puis il me pria de
quitter sa maison, pour ne pas attirer le malheur sur son toit. Un ami vint
- mapprendre au même instant que le pacha me faisait chercher pour comparaître en
justice, sous laccusation davoir détourné les deniers de
- lÉtat ; ordre était donné aux zaptiés, qui me connaissaient bien, de veiller
à toutes les portes de la ville et de ne pas me laisser échapper.
- Il ny avait pas de temps à perdre. Je me rendis au khân des Persans, doù
je savais quune caravane de morts devait partir le lendemain pour
- Kerbéla. Tu nignores pas que les Persans de tout le royaume et des provinces de
Turquie portent leurs parents défunts à la ville sainte de
- Kerbéla, et quil arrive là chaque jour de fort loin des convois de cadavres. Je
comptais quun Persan ne refuserait jamais loccasion de gagner
- quelques tomans en jouant un bon tour aux Turcs. Je proposai à lun deux,
qui conduisait un oncle à Kerbéla, de me cacher dans un cercueil et
- de me charger sur son chameau pour faire contre-poids à son oncle, jusquà la
sortie de la ville. Il accepta et je pus ainsi franchir les portes sans
- être inquiété.
- Je suivis la caravane jusquà Kerbéla. Je vécus misérablement durant une
année, sur la frontière de Perse, dun petit commerce dépices et
- daromates pour embaumer les morts. Cette année écoulée, je pensai que mon
affaire devait être oubliée ; ayant appris par un voyageur le
- changement du pacha qui mavait poursuivi, je retournai à Bagdad. Jentrai le
soir dans la ville et je vins frapper à la maison du juif. Après une
- longue attente, un jeune homme, que je reconnus pour son fils, entrouvrit la porte
; me demandant ce qui mamenait. Je me nommai et réclamai
- le dépôt confié à son père.
- " Hélas! sécria le juif en éclatant en sanglots, que le Dieu
dAbraham recueille le père dans son sein! Il est parti pour les Indes, croyant
amasser
- une grande fortune ; et voilà que lautre semaine des marins de Bassorah sont
venus mapprendre que le bâtiment où il était a péri dans le golfe
- avec tout son bien. Nous sommes ruinés, que le Dieu dAbraham aie pitié de nous!
"
- Je répliquai vainement que Zacharias avait dû laisser mes pierres: le traître
continua ses lamentations, moffrant de fouiller la maison pour
- massurer de sa misère. Comme je le menaçais de la justice, il me répondit
hypocritement quil me suivrait sur lheure au tribunal, sachant bien
- que javais plus à craindre que lui de toute démarche bruyante. Il referma la
porte en gémissant, tandis que je maudissais dans mon impuissance
- le toit et la race dIbn-Jéhoudah. Je me retrouvai dans la rue, seul, dépouillé,
aussi pauvre que le jour où ma mère me jeta au monde, mais avec
- des cheveux blancs sur la tête et la tombe devant moi.
- VI
-
-
-
- En quittant la maison du juif, tout accablé de la chute de mes espérances,
jentrai machinalement dans un de ces cafés où le peuple de Bagdad
- se divertit le soir à écouter les conteurs en renom. Hadji-Mohammed-Hafiz, conteur
célèbre dans tout le pays arabe, occupait à ce moment la
- banquette et disait aux audi-teurs accroupis à ses pieds sur les nattes une histoire
qui finissait ainsi :
- " Un jour dété, aux temps des glorieux khalifes - car vous verrez,
croyants, que tout ceci ne serait plus possible aujourdhui - le Bien et le Mal
- se rencontrèrent dans un jardin de Damas ; ne sachant que faire pour se distraire
durant la chaleur du jour, ils résolurent de jouer le monde aux
- dés. Le Mal, ayant préparé les dés, gagna par fraude et se prétendit maître du
monde. Une discussion sensuivit, les deux joueurs vinrent
- devant le cadi. Le Bien expliqua la tromperie de son adversaire ; mais le Mal avait
acheté le cadi, qui le confirma dans la possession du monde.
- Le Bien appela du jugement devant lémir de Damas ; le Mal avait acheté
lémir, qui attesta par un nouveau firman les droits du gagnant. Le Bien
- partit alors pour aller à Bagdad se jeter aux pieds du khalife, représentant de la
justice divine sur terre, et faire casser les jugements iniques ;
- mais le Mal sétait mis en route de plus grand matin. Il est difficile de croire
quil ait acheté le khalife, dont le nom soit loué ; pourtant le monde
- fut irrévocablement constitué sa propriété par la plus haute autorité quil y
ait sur la terre. Désespéré, le Bien en appela à Dieu, quon nachète
- pas. Le Seigneur déclara quil ne pouvait revenir sur ce quavait décidé
son représentant en ce monde, mais il promit au Bien sa revanche dans
- lautre, qui lui appartiendrait tout entier et où le Mal nentrerait jamais.
Cest dans ce monde-là, croyants, que vous serez sûrement dédommagés
- des injustices du nôtre. "
- Tu sais, effendi, comment les petites choses décident parfois de nous : voilà que ce
récit, qui résumait la longue expérience de toute ma vie, me
- rappela que je navais plus que peu de jours devant moi, plus rien à attendre de
nouvelles entreprises, plus de jeunesse dâme pour les tenter, et
- quil fallait penser à ce monde où les pauvres gens se reposeront sans crainte de
revirement. Je réfléchis alors quil serait peut-être sage de
- mourir à lombre de léglise où javais commencé de vivre ; je me
souvins des pieux monastères de Roumélie, ceux de lAthos et ceux de
- Thessalie, où javais trouvé abri plus dune fois dans ma jeunesse, au temps
de la guerre et dAli de Tépélen. Le détachement des biens de la
- terre métait facile, puisque je navais plus un para. Mon seul embarras
était de savoir comment je traverserais encore une fois toute lAsie, pour
- gagner les saintes maisons orthodoxes : je navais plus le courage ni la force de
me faire matelot ou chamelier.
- Le hasard me vint une dernière fois en aide : jentendis en ce moment à côté de
moi ces comédiens, qui sétaient réunis pour compter leur recette
- et discuter en commun leurs projets de voyage jusquà Stamboul. Je
mapprochai deux et leur demandai sils pourraient me transporter et me
- faire vivre sur la route en me donnant un emploi dans leur troupe ; il fut convenu que
je jouerais à loccasion les vieilles femmes gardiennes de
- harem ou les cadis battus par Hadji-Baba. Nous partîmes quelques jours après, nous
acheminant lentement par les villes dAnatolie, dressant
- notre machala chaque soir au hasard de létape, dans les villages ou dans
les capitales. Nous nous sommes attardés dans Alep, où les gens
- sont curieux et oisifs et où 1a recette était bonne tous les jours : nous avons perdu
nos peines à Konieh, à Césarée, où la misère est grande, le
- blé ayant manqué depuis deux ans. Les neiges dhiver nous ont retenus à Angora,
le printemps nous a rouvert la route, et voici quaprès cette
- année errante nous touchons à la mer et à la fin des choses pour moi. Jai mis
de côté quelques piastres pour louer demain à Gueumlek mon
- passage sur mer jusquà Volo, et de là gagner les couvents. Après cette
dernière traversée, le vieux Vanghéli mettra le point final, si Dieu le
- permet, à lhistoire quil ta contée.
- Ici le vieillard fit une pause ; je voyais quil voulait encore me dire une pensée
qui se formulait péniblement dans son cerveau. Il fixa sur moi ce
- regard triste et interrogateur, habituel à lOriental dans la conversation avec un
Européen, le regard de ce jeune homme noir de Francia qui est
- au Louvre : penché hors du xv° siècle, il regarde venir des temps nouveaux,
tourmentés et durs aux âmes simples.
- Après un instant, Vanghéli reprit :
- " Maintenant, effendi, jai fait ce que tu désirais : jattends que tu
répondes à la question que je me posais quand tu mas abordé. Jusquici,
jai
- fait la tâche du jour qui se levait, sans avoir le temps de repenser à celle de la
veille ; mais, ce soir, au moment de jeter ma vie passée derrière moi
- comme on largue une vieille ancre à la mer, elle mest apparue tout entière et
dans chacun de ses détails ; telle on revoit la vie des bienheureux
- dans les images, toute rassemblée en une suite de petits tableaux sur la même feuille.
Vue ainsi, elle ne me paraissait guère autre chose que la
- comédie que nous venons de jouer, où jai revêtu en une heure les costumes de
dix hommes différents, essayé vingt métiers divers sous le
- bâton dHadji-Baba qui me poursuivait. Alors il mest venu à lesprit
de me demander pourquoi le pauvre monde peine et sagite en tous sens
- depuis le berceau, pour quelle raison et pour quelles fins nous travaillons ainsi, ce
qui reste de tout ce qui arrive... Je nai pas trouvé, mais vous
- autres hommes dEurope, vous avez tout appris dans les livres, et tu sais sans
doute le pourquoi des choses arrivées ?
- - Cela, nous ne le savons pas.
- - Tout le reste de ce que vous savez ne vous sert donc de rien ; et je vais demander ce
que tu ignores aux hommes qui vivent dans les maisons
- de Dieu. Ils le savent peut-être et me le diront.
- " Voici là-haut le minaret dYéchil-Djami qui se fait blanc ; il est temps
de reposer un peu et de commencer ma dernière étape.
- " Que le Seigneur te garde, effendi.
- - Écoute, Vanghéli, dis-je comme nous nous levions, je te remercie de ton histoire et
veux te prier daccepter ces quelques piastres pour assurer
- sans inquiétude ta route jusquà Volo. En paiement de ce service, je te demande
une seule chose : jai idée de visiter quelque jour les
- monastères de Roumélie ; souviens-toi de moi, et, quand tu entendras dire que je suis
dans le pays, viens me chercher pour me donner, si tu las
- trouvée, Iexplication que je nai pu te fournir. Jai grande curiosité
de savoir si tu la trouveras, et plus grand désir encore que tu men fasses
- part quand tu la tiendras. Promets-moi de te souvenir de ma demande.
- - Je te le promets ", dit lhomme, et il disparut sous la tente du chariot.
Là se mouvait un vague éveil de hardes dans la première transparence de
- laube, dont la grâce sereine emplissait le ciel noir et faisait sourire la crête
des vieux murs du khân.
- Lorsquon nous appela pour nous mettre en marche, le soleil était déjà haut sur
lhorizon et la bande tragique partie depuis plusieurs heures.
- Notre caravane, plus alerte, la rejoignit pourtant au gué de la rivière qui
séchappe du lac, à la séparation des routes de Brousse et de Gueumlek.
- On passait le chariot de Thespis sur le bac ; la lourde machine glissait au fil de
leau, toute sonore de rires denfants et de chansons, toute
- éclaboussée de lumière par les reflets miroitants du courant et les rayons de midi,
accrochés aux loques éclatantes des oripeaux qui pendaient à
- laventure. Sur la rive, assis dans lombre épaisse dun noyer, les
mains croisées sur son bâton, Vanghéli regardait séloigner les compagnons
- quil avait dû quitter là ; il les suivait de ce regard vague, songeur et
fatigué, commun aux vieilles gens de toute condition en Asie. Cétait
- presque la scène de la poétique toile de Gleyre, - les Illusions perdues, - où le
vieillard, gagné sur la grève par lombre du soir, regarde fuir dans
- le rayon doré la voile qui emporte les jeunesses, les lyres, les fleurs et les espoirs.
- Je rappelai de nouveau à Vanghéli sa promesse ; le bac revint nous prendre ; comme je
me retournais de lautre bord, le vieux Syrien me fit de la
- main le grave salut oriental. Il se perdit dans un petit chemin, sous un nuage
daubépines en fleurs, qui chantaient les fêtes de mai, là-bas, le
- long de leau.
-
-
-
- Javais été vivement frappé par cette longue suite daventures, roulant
cette âme dimprévus en imprévus sans troubler sa placidité ni lasser sa
- résignation. Depuis, les soirs de voyage mhabituèrent à des rencontres
pareilles, et comme la vie marche, grosse doubli, joubliai Vanghéli.
- Lété dernier, je me trouvais en Thessalie. Au sortir de la riante vallée de
Tempé, une des seules promesses que tienne encore la Grèce
- daujourdhui à qui va lui redemander sa poésie antique, javais
traversé la triste plaine de Larisse et jétais arrivé à Trikala, au pied des
- montagnes dÉpire. Lévêque grec, qui me donnait lhospitalité, me
proposa de me mener aux célèbres couvents des Météores. Nous
- remontâmes le cours du Léthé, en suivant la dernière branche que jette vers le nord
la plaine de Thessalie, entre les contreforts de lOlympe et la
- haute barrière du Pinde. Devant nous, à lextrémité de cette vallée, des
aiguilles daspect singulier, inexplicable, fermaient lhorizon comme un
- jeu de quilles de Titans. Nous arrivâmes après quatre heures de marche au village de
Kalabaka, adossé à la première de ces éminences, et nous
- nous engageâmes par un sentier de chèvres dans un paysage étrange, produit de quelque
cataclysme inconnu.
- Tout autour de nous se dressaient des aiguilles, des colonnes, des tables de pierres,
squelettes de montagnes grêles et sveltes, hauts de
- plusieurs centaines de pieds, sans lien entre eux. Enracinés aux âpres rochers de
cette gorge bouleversée, les fûts naturels montaient tout dune
- venue dans la ligne daplomb comme des peupliers de granit. Aucun accès apparent
sur les parois à pic ; et pourtant, sur les faîtes étroits, des
- maisons blanches se détachaient en plein ciel, ainsi que les nids de cigognes sur les
minarets des villes dAsie. Ce sont les couvents des
- Météores (meteora, suspendu en lair), vraies maisons de prière, qui peuvent
bien être en com-munication avec le ciel, mais que rien ne rattache
- à la terre. La légende qui en attribue la construction à des puissances célestes a
dû sétablir sans peine, car on ne conçoit pas comment des
- architectes humains ont pu élever des matériaux sur ces cimes. Là-haut vivent de
petites communautés de stylites, des moines qui ont fait vu
- de ne plus quitter ces prisons aériennes, où leur vie sécoule sur un plateau de
quelques mètres carrés. Jy ai vu des vieillards qui depuis
- cinquante ans nétaient pas redescendus dans le bas monde.
- Quelques-uns des couvents sont à la rigueur accessibles par un système
déchelles et de boyaux dans le roc, devant lequel hésiterait le plus
- intrépide gymnaste ; mais le moyen de communication habituel pour se hisser
jusquau sommet, le seul possible pour ceux qui sélèvent le plus
- haut, sur des aiguilles perpendiculaires et sans arêtes, est autrement original. Quand
le visiteur ou le frère chargé dapporter les provisions hèle
- les solitaires du fond de la gorge, il voit apparaître sur le rebord de la crête deux
ou trois ombres noires, toutes petites à cette distance ; les
- ombres déroulent sur un tour une longue corde qui descend, apportant à son extrémité
un filet de sparterie ; dès quelle a touché terre, on
- em-maillote dans le filet le voyageur pour les régions aériennes, on donne le signal,
la corde remonte lentement : après plusieurs minutes, elle
- apporte son fardeau aux moines, qui le reçoivent sur la plate-forme.
- Il faut avouer que la première expérience de ce mode dascension est absolument
déplaisante. Replié sur lui-même dans le filet, dont les larges
- mailles laissent apercevoir en dessous labîme béant, balancé dans le vide ou
heurté aux aspérités du roc par le mouvement de pendule de la
- corde, le voyageur regarde mélancoliquement décroître ses compagnons restés à
terre, sans que les têtes qui lattendent là-haut grossissent
- beaucoup. Ses souvenirs littéraires lui rappellent avec une netteté surprenante les
détails dramatiques de la chute de Claude Frollo sur le parvis
- Notre-Dame. Les aigres craquements de la poulie vermoulue lui apportent den haut
une musique en harmonie avec ses pensées ; pour peu quil
- soit familier avec les habitudes conservatrices et insoucieuses de lesprit
oriental, il ne manque pas de se dire que corde et poulie doivent servir
- depuis un temps immémorial, et que tout a une fin. Pour être fixé à ce sujet, je
questionnai le caloyer qui reçut le filet et me délivra sur le balcon
- de son aire :
- " Change-t-on souvent la corde ?
- - Mais, répondit-il avec étonnement, quand elle casse! "
- Cette assurance nembellit pas les émotions de la descente, qui offre un moment
particulièrement délicat, celui où les moines, après vous avoir
- ficelé, vous lancent brusquement de la plate-forme du tour dans le vide.
- Je dois ajouter quon est payé de ces peines légères, en visitant les
Météores, par la découverte de peintures murales de la plus haute
- importance pour lhistoire de lart : fresques égales, sinon supérieures,
aux meilleures reliques du mont Athos. Le couvent de Saint-Varlaam, où
- nous allâmes coucher, est le plus riche en ce genre. Du haut de cet observatoire
naturel, le regard embrasse toute la plaine de Thessalie et le
- cours sinueux du Léthé. En contemplant au jour tombant cette gorge convulsée,
dun aspect bizarre, triste et solitaire, je compris comment les
- anciens avaient placé au point où je me trouvais la source des fleuves infernaux, et
pourquoi ils avaient dédié cette vallée aux divinités
- funèbres, aux rites magiques et aux incantations des sorcières. Quand la lune vint
jeter une large lueur glauque sur les eaux de la rivière, qui
- rayait de sinueuses lignes dacier lombre de la plaine, je me préparai à
entendre les cris et le rhombe des classiques magiciennes de Thessalie.
- Je ne fus pourtant troublé que par ligoumène de Varlaam, un vieil ascète tout
blanc qui vint me rejoindre avec lévêque et un de ses
- caloyers.Nous causâmes ; comme je lui demandais si son troupeau était nombreux, il me
répondit avec tristesse :
- " Nous ne sommes plus que six ; la foi sen va, il ne vient plus de jeunes aux
Météores pour remplacer les vieux que le Seigneur appelle. Depuis
- dix ans, aucun caloyer ne sest présenté excepté Vanghéli. "
- Ce nom évoqua subitement dans mon esprit limage du comédien de Nicée : il est
ainsi des syllabes qui tombent comme une pierre dans les
- trous obscurs de la mémoire et en font jaillir une fusée de souvenirs.
- " Vous avez un frère qui se nomme Vanghéli ? mécriais-je avec intérêt.
- - Il en est venu un il y a quelques années, un vieillard qui est mort justement il y a
trois semaines. Je me souviens même à ce propos, ajouta
- ligoumène, que le bruit ayant couru de votre arrivée à Larisse, le mourant
témoigna lespoir de vous voir aux Météores avant sa fin ; il disait
- que le voyageur annoncé devait être un Franc de Stamboul quil avait connu.
"
- A ce moment, le petit caloyer, qui se tenait en arrière avec une discrétion
ecclésiastique et semblait brûler de se mêler à la con-versation de ses
- supérieurs, savança timidement :
- " Voilà la chose, dit-il. Cest moi qui ai soigné Vanghéli, comme il
sen allait à Dieu ; mais sa tête, étant bien vieille, divaguait ; il racontait,
sans
- que jaie bien compris, quil avait une dette envers le voyageur franc, et
quil regrettait de mourir sans pouvoir la payer. Il recommandait de dire
- à Votre Honneur quil ne pouvait rien lui donner en ce monde et navait rien
de plus à lui apprendre, mais que Votre Honneur aille voir sa tombe,
- qui en saurait da-vantage. "
- Saisi par le retour fortuit de cette vie lointaine dans la mienne, je me levai et
demandai à voir la sépulture de Vanghéli. Nous nous rendîmes à
- quelques pas de là, au chevet de léglise où les moines continuent le long
sommeil quils sont venus commencer dans cette retraite. Dieu sait
- comment les lentes actions des siècles ont apporté sur ces plateaux de la terre
végétale, où poussent courageusement des plantes et des
- arbustes. Un fouillis de vignes folles et déglantines couvrait la bande de
terrain entre le bord du précipice et le mur de labside, grimpant à
- celle-ci, plongeant dans celui-là. Les brindilles et les pousses de mai, les orties et
les ciguës sétaient rejointes sur la tombe nouvelle et la
- masquaient déjà. Les moines firent signe à deux petits chevriers de la plaine qui
avaient accompagné lévêque ; les enfants découvrirent la
- pierre en tirant chacun à soi une brassée de feuillages et de fleurs. Je les regardais
faire, et je me souvenais davoir rêvé un jour quelque part,
- aux Uffizi, je crois, devant une vieille gravure de Marc-Antonio, qui représente, avec
une composition semblable, une allégorie mythologique, "
- les Amours découvrant la Mort ".
- La croix apparut. et je vis lendroit où ce pauvre errant, battu par tant de
fortunes, sétait enfin acquitté de vivre et avait trouvé un sommeil bien
- gagné. Le sort, étrange jusquau bout, semblait ne lui avoir accordé quun
repos menacé dans cette poussière mal assurée, au sommet dun
- rocher entre ciel et terre.
- " Il y a quelque chose décrit là-dessus ", remarqua lévêque.
- Il montrait sur la pierre grise, en lumière sous le rayon de lune, des caractères
grossièrement tracés au couteau, dont les entailles fraîches se
- découpaient en blanc.
- " Ah! cest vrai, joubliais, continua le petit caloyer : - il ma
chargé de graver ce seul mot sur la pierre, toujours pour Votre Honneur, disait-il.
"
- Le vieil igoumène se pencha sur la tombe dont les ans le rapprochaient : il lut, en
épelant les caractères inégaux quil tâtait dun doigt tremblant,
- ce mot que les Grecs modernes ont conservé de la langue des ancêtres : eurêka, -
jai trouvé.
- " Tiens, cest le mot dArchimède! fit lévêque, qui se piquait
de littérature.
- - Non, reprit en se relevant ligoumène, cest le mot de la
Mort. "
|