PREFACE Il y a longtemps quon soupçonne les Jésuites, de naller dans les Indes, à la Chine, au Japon etc. que dans des vues purement humaines. LOr, les Perles, les Diamants sont, dit-on, bien plus vraisemblablement lobjet de leurs longs et périlleux voyages, que le zèle de la gloire de Dieu et le désir de la conversion des Idolâtres au Christianisme. Comme ils sont déjà les maîtres dans les principales Cours de lEurope, ne pourrait-on pas raisonnablement penser, en les voyant sinsinuer si avant auprès de ces grands Potentats de lAsie, (qui sont assurément les plus riches Monarques du Monde) quils ont dessein de se rendre un jour les Arbitres de lUnivers ? Le projet est grand, il est vrai, mais enfin, serait-ce une entreprise si vaine et si absurde quon ne pût, sans passer pour visionnaire, simaginer que les jésuites osassent former de semblables projets ? Ne les voyons-nous pas déjà établis dans presque tous les lieux du monde connu ? Ne sont-ils pas à la tête de toutes les affaires de la Chrétienté ? Que les Rois, les Princes et autres Puissances se querellent et se fassent la guerre tant quils voudront, ne sont-ils pas toujours unis comme membres dun même corps, gouvernés par un même Esprit et liés par les mêmes intérêts ? Qui sait si, par leurs intrigues, ils ne contribuent pas à entretenir le feu de la guerre, afin quen affaiblissant les Princes Chrétiens, et en les épuisant dhommes et dargent, ils puissent sen rendre un jour plus facilement les maîtres ? Nest-ce pas par là, que les Papes sont parvenus à ce haut degré de gloire et de puissance, où nous les voyons aujourdhui ? Et si les Jésuites sétaient une fois emparés de lesprit et du cur denviron 30 ou 40 Têtes couronnées, quelle puissance sous le ciel serait semblable à la leur ? Je me trompe, peut-être, mais il me semble entrevoir quelque chose de cela dans ce que disait un jour à Rome le Général des Jésuites, à un Cardinal, qui létant allé voir, paraissait surpris du peu détendue de son appartement, et en particulier, de la petitesse de sa Chambre : Quelque petite que vous paraisse ma Chambre, lui disait-il, sans en sortir, je gouverne tout le monde. Quand toutes les Relations des Voyageurs ne nous instruiraient pas de leurs démarches et de leurs intrigues dans ces puissantes Cours de lOrient, la manière don ils y prêchent lÉvangile, est si éloignée de lEsprit de son divin Auteur, quils ny a plus à douter quils ne se jouent de la Religion, et ne sen servent pour couvrir leur ambition et leur cupidité. Les Richesses quils rapportent de ce pays-là, les progrès quils font sur lesprit de ceux qui y gouvernent, tout cela est enseveli dans le secret de la Société. Ils nont garde de publier le profit le plus réel de tant de missions, le Public nen serait pas satisfait. Cest pour cette raison, quils sattachent à repaître le Peuple de quelque chose déblouissant, qui lempêche dapprofondir les mystères quils ont intérêt de cacher. Cest dans cette vue, quils ont compilé tant de volumes de la vie de leurs Saints, de leurs prétendus miracles, et des différents genres de mort quils ont souffert, en les mettant au rang des Martyrs de Jésus-Christ, Martyrs à la vérité, mais de lambition et de lavarice, et dont on ne peut trop déplorer laveuglement. Car enfin le masque est levé : les accusations que dautres Missionnaires de la même Communion réitèrent actuellement à Rome contre eux, ne laissent plus aucun lieu de douter de leur Hypocrisie : les honnêtes gens en sont convaincus, il ny a plus que le Peuple ignorant et grossier, qui en puisse être désormais la dupe. Cest en vain que les jésuites attribuent la persécution du Japon, à la haine et à lenvie des Bonzes, ou des Prêtres Païens, et à la jalousie des Hollandais ; cela seul neût jamais été capable de porter ces Peuples à traiter les Chrétiens aussi cruellement quils ont fait ; mais sil restait encore quelque doute dans lâme de certaines gens, sur des faits que tout le monde ne peut pas approfondir, en voici un dune nature à ne pouvoir être contredit, et dont chacun peut juger par soi-même. Laventure du Sr. George Psalmanaazaar Japonais, et Païen de naissance, léducation quil a reçue dans son pays, dun Jésuite passant pour Japonais et Païen comme lui, lartifice dont ce Jésuite sest servi pour le tirer de la maison de son Père et le faire passer en France, la fermeté avec laquelle il a résisté à toutes les sollicitations dune Société puissante et redoutable, qui a mis tout en usage pour lui faire embrasser une Religion qui lui paraissait absurde dans la pratique, quoi que raisonnable dans sa source : enfin sa conversion à la Religion Protestante, sans y avoir été engagé que par la seule force de la vérité, tout cela est accompagné de circonstances si extraordinaires que la curiosité de quantité de personnes judicieuses, tant en Hollande quen Angleterre, et dans tous les autres endroits, où il a passé, en a été excitée. On sest empressé de le voir, de lentretenir, et dapprendre par sa bouche des choses si singulières. Ceux qui, en matière de religion, sont plus frappés par lexemple que par la force dun raisonnement suivi, trouveront dans ce récit un grand préjugé en faveur de la Réformation. Cest un Païen persuadé, convaincu, tant de la fausseté du culte dans lequel il est né, que de la sainteté de celui quenseigne la Religion Chrétienne, quil est résolu dembrasser. Il voit cette même Religion divisée en plusieurs Sectes, parmi lesquelles il se croit obligé de choisir : cela larrête, il na aucun intérêt dembrasser un parti plutôt quun autre : il est doué dailleurs de toutes les qualités nécessaires pour ne se pas laisser surprendre. Tout le monde a admiré sa vivacité, sa pénétration, son discernement, la netteté avec laquelle il conçoit les choses et les exprime, et surtout sa facilité à parler 9 ou 10 sortes de langues, quil a apprises en très-peu de temps. Il a assez de savoir pour juger sainement des points controversés, il sy arrête autant quil est nécessaire pour se déterminer avec connaissance de cause. Ce Païen tel que je le représente, après avoir ouï tout ce que les plus habiles Docteurs de lÉglise Romaine sont capables dimaginer, pour faire valoir le sens quils donnent à certains passages de lÉcriture, après avoir examiné la doctrine et les pratiques religieuses que les mêmes Docteurs adoptent comme des conséquences quils prétendent sinférer naturellement de leurs principes ; après avoir comparé toutes ces choses avec ce que les Théologiens Protestants, tant de la Communion dAusbourg, que de celle dAngleterre et de Hollande, lui ont allégué en faveur de leurs opinions, ce Païen, dis-je, favorisé de la grâce, éclairé par lÉcriture, aidé de sa raison, conduit par les avis charitables dun homme savant, pieux et désintéressé, fait choix de la religion Protestante et se range à la Communion de lÉglise Anglicane. Si une telle conversion ne prouve rien en faveur de la cause des Protestants contre lÉglise Romaine ; elle peut au moins servir dexemple à ceux qui depuis que les matières de controverse sont épuisées, demandent un Juge desintéressé pour prononcer en faveur de lun ou de lautre parti. Je sais bien que lopinion dun particulier ne peut pas servir de règle pour se déterminer dans un choix de cette importance ; mais supposé que les raisons alléguées de part et dautre fussent dun égal poids, le choix de ce particulier ne serait-il pas seul capable de faire pencher la balance ? Si donc les protestants qui sont infiniment supérieurs en preuve et en autorités, ont encore le jugement de ce particulier par devers eux, ne demeurera-t-on pas daccord que la conversion et le choix de cet Idolâtre leur doit-être un grand sujet de consolation ? principalement lors quils considèrent que la seule persuasion quils emploient lemporte sur la force et la contrainte que leurs ennemis mettent en usage quand les preuves leur manquent, ou que leurs discours séduisants ne produisent point leffet quils en attendent. Mais avant que le Lecteur puisse juger des faits contenus dans cette Relation, il est bon de l'éclaircir sur certaines objections qui ont été faites au Sr Psalmanaazar, dans le temps quil travaillait aux Mémoires qui ont servi de matière à cet ouvrage. A peine était-il arrivé en Angleterre, que tant de gens le questionnèrent, sur la situation, létendue, les murs, les coutumes et la Religion de son pays, que pour satisfaire la curiosité du public, se délivrer de la fatiguante nécessité de répéter cent et cent fois les mêmes choses et de répondre à mille questions, souvent ridicules et extravagantes, il résolut de mettre au jour une description de son Île, la plus ample et la plus exacte quil lui serait possible, espérant satisfaire par là tout le monde. Il le fit dautant plus volontiers, quil voyait que plusieurs Auteurs, qui prétendent avoir été longtemps dans ces pays-là, nen ont rien dit qui approche tant soit peu de la vérité : et quoi quon lui représentât, quil allait écrire des choses quon ne manquerait pas de traiter de fables, parce quen matière de relation de lieux si éloignés, quon na pas grand intérêt dapprofondir, quil est même presque impossible de vérifier, on est toujours plus porté à croire ce que les premiers Écrivains en ont dit que les autres. Cette réflexion ne le rebuta point : Je ne me soucie pas tant, disait-il, quon me croie sincère, que jai dessein de lêtre effectivement. Lors quil me communiqua ses Mémoires, quil avait écrits en Latin, (car cest de toutes les langues de lEurope celle quil écrit avec le plus de facilité) après les avoir parcourus, je lui fis la même objection, et lui dis quassurément la lumière nétait pas plus opposée aux ténèbres que ce que certains Voyageurs nous disent de Formosa avec ce que je venais de voir dans la description quil en avait faite. Il me répondit dabord en général, quil sétait uniquement attaché à dire la vérité, que si ce quil avait dit ne saccordait pas avec ce que dautres avaient écrit avant lui, ce nétait pas sa faute, quil navait pas dessein néanmoins daccuser ces Auteurs den avoir voulu imposer à tout l Univers ; mais quil lui était aisé de faire voir quils sétaient grossièrement trompés en bien des choses, et visiblement contredits en dautres, quil ne prétendait pas non plus donner une histoire complète de son pays, ni une description contre laquelle il ny eût rien à dire, parce quil était sorti fort jeune de Formoza, et que depuis plus de six ans quil était en Europe, il se pouvait faire quil eût oublié bien des choses même essentielles, que par cette même raison, il pouvait y avoir du plus ou moins dans quelques-unes de celles quil avait avancées, dont il nétait peut-être pas parfaitement instruit ; mais entrons, me dit-il, un peu dans le détail de ce que les principaux dentre vos Voyageurs ont dit de Formoza. Candidius Ministre des Hollandais au Fort de Tyowan, dans la description quil fait de cette Île dit, quil ny a aucune sorte de Gouvernement, ni Monarchique, ni Démocratique, ni autre ; ni Lois, ni Police, ni Juges, ni Magistrats, que les Peuples y sont tous égaux, et ne reconnaissent aucune sorte de subordination, ny ayant même parmi eux, ni Maîtres, ni Domestiques ; que le vol, le meurtre, ladultère et tous les plus grands crimes y sont impunis, que chacun peut venger lui-même linjure qui lui a été faite ; que si, par exemple, un homme ma volé cent écus, jai la liberté de lui en prendre autant si je puis, par représailles ; que si un particulier en assassine un autre, ceux qui sintéressent à la mort du défunt peuvent poursuivre eux-mêmes lassassin, et lui ôter la vie ; quil en est de même de ladultère et des autres crimes.Enfin il soutient quil ny a point de mines dor ni dargent, et quon ny recueille point dÉpiceries. A quoi je réponds premièrement, que les Marchands conviennent tous quil y a un Gouverneur à Formoza auquel on paie de gros droits pour toutes les marchandises quon tire de cette Île : que sil y a un Gouverneur, il faut quil y ait quelque sorte de Gouvernement, il faut quil y ait des Lois, et sil y a des Lois, il doit y avoir des personnes préposées pour les faire exécuter. Les habitants ne sont donc pas tous égaux. On prouve quil y a des mines dor et dargent par la grande quantité de ces précieux métaux, que les Négociants en tirent de temps en temps, aussi bien que des épiceries par celles quils en rapportent. La raison seule ne nous permet pas de concevoir un Etat dans une Anarchie telle que Candidius nous dit être à Formoza. Quel est le Royaume sur la terre qui puisse subsister sans lois et sans autorité ? Quelle Société peut se conserver, si les crimes ne sont pas punis ? Un tel Etat ne serait-il pas un théâtre continuel de meurtre et de rapine, principalement si les Peuples, ainsi quon lassure des Formosans, regardaient les crimes les plus noirs comme des actions innocentes ou permises ? Que dirons-nous donc ? Candidius se serait-il imaginé voir des choses qui ne furent jamais ? Quel plaisir aurait-il trouvé à faire une longue description des murs et des coutumes dun Peuple, qui nauraient eu de réalité que dans son imagination ? non, mais voici ce qui est arrivé. Depuis les Côtes de la Chine jusquau Japon, il y a une chaine dÎles qui remplit une étendue de mer de plus de 200. lieues en longueur. Ces Îles sont au nombre de 1000. Ou 1200, petites ou grandes, la plupart désertes et inhabitées. Proche de cette partie de Formosa appelée le grand Peorko, à la distance dune lieue ou environ, en tirant vers la Chine, il y a une petite Île à lextrémité de laquelle les Hollandais ont bâti un Fort, sur une petite dune, quils ont nommé Tiowan ou Thyowan ayant répandu leur colonie tout autour. Cette petite Île était déjà habitée par quelques Montagnards fort sauvages, et cest apparemment de ces gens-là dont Candidius veut parler. Il appelle cette petite Île Formosa, parce quelle en est toute proche, et que le nom de celle-ci étant plus connu, les Hollandais sen sont toujours servis pour désigner le lieu de leur colonie ; car la véritable Île de Formosa, ou plutôt les cinq Îles connues en Europe, sous le nom de Formosa, à la Chine, sous celui de Pak-Ando, et que les Naturels nomment Gad-Avia, nont jamais été, ni en tout, ni en partie, en la possessions des Hollandais. Peut-être aussi que Candidius a cru que ces Îles étant si voisines les unes des autres, il ne devait pas y avoir beaucoup de différence dans les coutumes de tous ces Insulaires, et que nayant jamais été à Formosa, non plus que les Hollandais qui, quoi quils y commercent depuis plusieurs années, nont pas la liberté de savancer dans les terres de cette Île, comme on le verra par la suite de cet ouvrage, il a jugé des murs et des coutumes des Formosans, par ce quil a vu pratiquer aux environs du Fort de Tyowan. Je mexplique davantage : si quelques Japonais venaient en Europe, et obtenaient la permission du Roi ou de la Reine dAngleterre de sétablir dans quelques-unes des Îles Hebrydes ou Westernes, u des Oreades ou de Schetland, quils y eussent un Fort avec une colonie, sans néanmoins quil leur fût permis dapprocher les côtes dEcosse ou dAngleterre, que pour leur Commerce : si quelquun dentre eux savisait de publier au Japon une description de ces deux Royaumes, ne jugeant des Lois, des Murs, des Coutumes, des Richesses, du Gouvernement et de la Religion de ce beau pays, que par ce quil aurait ouï dire, ou quil aurait pu remarquer parmi les habitants naturels du lieu, où ils se seraient établis, et quil soutint que cest dans un tel pays, et chez une nation quils ont une colonie pour faciliter leur commerce avec ces Peuples barbares (car il ny a point de doute quils ne passassent pour tels dans leur esprit) à quel reproche ne sexposerait pas un tel écrivain ? principalement si un Anglais ou un Ecossais allait au Japon, et se hasarderait de les vouloir détromper, en leur donnant lui-même une description exacte de son pays. Il y a dautres Auteurs qui disent que lÎle de Formosa est une dépendance de la Chine. Si cela est, doù vient que les Chinois paient de si gros droits aux gouverneurs des Places, doù ils tirent leurs marchandises ? Doù vient que les Hollandais, après avoir été chassés de Tyoxan (par les Formosans même, ou par le Pirate Chinois Coxinga, il nimporte) et leur commerce aiaynt été interrompu pendant plusieurs années, se sont adressés à lEmpereur du Japon, et ont obtenu de lui la permission de rentrer en possession de leur Fort, et de rétablir leur commerce à Formosa ? LAuteur du livre intitulé Ambassades de la Compagnie Hollandaise des Indes dOrient, vers lEmpereur du Japon, dit que la flotte qui menait Mrs. Blockhovius et Frisius Ambassadeurs, ayant été surprise dune grosse tempête relacha à Formosa, dont il fait la description ou plutôt lHistoire. Est-il possible que des gens quun coup de vent a jetés sur une côte, où ils nont demeuré que peu de jours, et qui par conséquent ne peuvent avoir eu de commerce quavec quelques Païens, ou Pêcheurs, gens sauvages, ignorants et grossiers, entreprennent de juger des Murs, des Coutumes, des Richesses, des Lois, du Gouvernement et de la Religion de tout un pays, par ce quils en ont ouï dire à de tels gens, dont ils nont pas souvent entendu la langue, ou par ce quils auront pu remarquer dans quelque méchant village, où la curiosité les aura conduits ? On ne comprend pas doù cet Auteur a pris tout ce quil dit, sinon que voulant orner sa Relation de la description Géographique ou Historique des lieux où il avait passé, il amieux aimé, ayant à parler de Formosa, copier, comme il a fait, Candidius mot pour mot, que de ne rien dire dune Île dont le nom est si connu. De toutes les coutumes reçues chez les Païens, celles qui intéressent la Religion sont ordinairement plus curieusement examinées que les autres ; plus elles sont éloignées de celles que nous pratiquons, et plus elles nous paraissent étranges. Les sacrifices que font les Formosans de leur spropres Enfants, tantôt à Dieu, quelquefois au Diable, paraissent si inhumains, si effroyables, que bien des gens sont tentés de nen rien croire, et prétendent, sur cela seul, être en droit de taxer de mensonges tout ce que le Sr. Psalmaazaar a dit de plus vraisemblable. On se récrie sur le nombre prodigieux de ces innocentes victimes, dont on répand le sang si impitoyablement : 18000. Enfants mâles, qui périssent chaque année par les mains des Sacrificateurs, outre ceux que les accidents, les maladies enlèvent, et cela dans létendue de 130. Lieues de pays, cela est impossible dit-on, et on y doit dautant moins ajouter foi, quaucn Auteur nen a jamais fait mention, et que quelque peuplé que puisse être un Royaume, il nen faudrait pas davantage pour y éteindre en peu de temps la race des hommes, et le rendre semblable au pays des Amazones. Pour répondre avec ordre à cette objection, qui est sans contredit la plus forte quon ait faite contre nôtre Japonais, je dirai premièrement que cette coutume, toute inhumaine, toute impitoyable, et toute dénaturée quelle est, a néanmoins reçue de tout temps, non seulement parmi des Peuples grossiers et barbares, mais même chez des Nations, qui se sont piquées de politesse, je veux dire les Grecs et les Romains, en sorte que plusieurs Historiens nous assurent, que jusquau temps de lEmpereur Adrien, les sacrifices dhommes étaient ordinaires par toute la terre. Je ne pourrais sans passer les bornes dune Préface, rapporter tous les exemples que les célèbres Écrivains nous en donnent : je me contenterai de citer leurs noms en marge, afin que le Lecteur les puisse consulter, sil en a la curiosité. Les Israélites mêmes avaient adopté cet abominable culte. LÉcriture nous apprend quil lui avaient établi un lieu exprès dans une vallée proche de Jerusalem, où ils faisaient passer leurs Enfants par le feu, et les sacrifiaient en lhonneur du Soleil et de la Lune, dont ils sétaient fait une Idole, laquelle fut détruite par le bon Roi Josias, qui abolit entièrement ce culte impie et détestable. Ce nest donc pas une chose nouvelle, ni qui soit particulière aux Formosans. A légard du nombre, le Sr. Psalmanaazar a déclaré plusieurs fois, que leur loi est positive sur celui de 18000 ; mais quil ne sait pas si elle sexécute à la lettre. Cependant il est certain que cette Île est fort peuplée, et que la polygamie y étant permise, les familles y sont fort nombreuses, ainsi ce nombre nest peut-être pas si incroyable quon se limagine, ce qui suffit pour détruire toute la force de cette objection. Mais si ce quassure nôtre Japonais paraît si extravagant, que penser de ce que dit Candidus, et après lui lAuteur des Ambassades des Hollandais au Japon ? que, lors que les femmes de Formosa se trouvent enceintes avant lâge de 37 ans, les prêtresses les couchent sur un lit (qui est fort dur nétant fait que de quelques peaux de Cerf étendues sur le pavé) et leur sautent sur le ventre , en leur faisant souffrir des douleurs effroyables, jusquà ce quelles les aient fait avorter, et quen 1628, il avait vu une femme, quon avait fait accoucher 16 fois de cette cruelle et barbare manière, qui était alors enceinte du 17° Enfant, quelle espérait porter jusquà son terme, parce quelle avait enfin lâge requis pour le pouvoir mettre au jour sans honte, et plusieurs autres absurdités pareilles. Or je demande, sil y eût jamais rien de moins vraisemblable, ou qui soit plus propre à rendre un pays désert et à le dépeupler absolument ? et sil est naturel quune femme, quon aurait fait avorter si souvent, et par des efforts capables, de faire mourir les plus robustes, pût se trouver en état de concevoir de nouveau. Quon me dise lequel est le plus croyable, ou de George Candidius, Ministre Hollandais, qui rapporte des usages quil peut avoir observés chez quelques Sauvages de Tyowan, et quil a appliqués trop légèrement aux Formosans, sans les avoir approfondis, ou de George Psalmanaazaar Formosan, qui nous donne un détail des murs et des coutumes dun pays, où il est né, dans lesquelles il a été élevé, et dont il a lui-même pensé être la victime ? mais voici la source des contradictions que ce pauvre Néophyte a trouvé en son chemin. Il est venu en Angleterre par le conseil du zelé Ministre qui la instruit. Il a été adressé à Mylors Evêque de Londres, qui la reçu avec sa bonté et sa charité ordinaire, lHistoire de sa conversion, dont nous venons de parler, a fait du bruit. Les Cathol. Romains de Londres lont vu, lont ouï raisonner comme les autres, persuadés que des faits de la nature de ceux quil a avancés, ne pouvaient manquer de donner prise sur eux, et particulièrement sur les Jésuites, ils se sont ligués pour le décrier, et le rendre suspect : ils lui ont tendu des pièges, dont il na pu se défendre : ils ont fait courir le bruit que cétait un Imposteur et quil nétait rien moins que ce quil se disait être. A la vérité cest à quoi on sest bien attendu : les Jésuites ont intérêt à se disculper tout autant quils pourront des justes reproches que le public leur pourra faire à loccasion de ce Prosélyte : ainsi il nest pas surprenant quils cherchent à le diffamer et sefforcent de le rendre odieux dans un pays, où, quoi que cachés, ils ne laissent pas d'être malheureusement très puissants. Ce qu'il y a d'étrange cest, que des protestants, qui ont éprouvé un million de fois ce dont ces bons Pères sont capables, naient pas encore appris à sen défier, ni à démêler le vrai davec le faux, dans des cas, où ils savent bien quils peuvent être intéressés. Mais il semble que ces Messieurs-là tiennent tous les Peuples du monde dans une espèce denchantement à leur égard, qui fait quon les respecte, lors quon devrait le moins les ménager. On les connaît parfaitement, on est instruit de leurs détestables maximes et de leur pernicieuse politique : on sait jusquoù peut aller leur ambition, on est convaincu par une malheureuse expérience des maux quils sont capables de faire . On nignore pas que cette Société sest rendue suspecte, et quelle a été notée dès le commencement de son établissement : on convient que leur doctrine expose les Souverains à de continuelles révolutions, les Protestants au carnage, et la Morale Chrétienne au plus déplorable relâchement que lon puisse appréhender : en un mot que cest une Peste qui ne peut quinfecter toutes les Sociétés, où quelle se trouve. Des Royaumes, des Républiques, ont été souvent contraints de les chasser, de les proscrire honteusement, cependant ils ont trouvé le moyen de se rétablir plus honorablement que jamais. Dans quelques endroits on les souffre, on les tolère en dautres, que dis-je ? on les recherche, on leles applaudit, doù cela vient-il ? constamment il ny a pas de pays au monde, où les jésuites aient fait plus de ravage et causé de plus grands désordres quen Angleterre. Ces Îles fortunées nont elles pas été à deux doigts de leur perte, et si Dieu ne les avait préservées comme par miracle, ne gémiraient-elles pas aujourdhui sous un dur et impitoyable esclavage ? Quels autres que les Jésuites ont tramé toutes les conjurations qui ont été découvertes en ces trois Royaumes ? Cependant un Jésuite arrive tout récemment de la Chine, après y avoir passé plusieurs années en mission : la Compagnie des Indes, qui se loue de quelque service quil leur a rendu en ce pays-là, lui donne passage sur un de leurs vaisseaux. A peine a-t-il mis pied à terre, que chacun sempresse à lui faire civilité : les plus grands Seigneurs du Royaume le régalent et le comblent dhoneurs : il en est lui même confus. Quelle autre Nation serait capable dune telle générosité ? En bonne foi, si un Ministre de lÉvangile avait passé en France sur quelque vaisseau du Roi ou de la Compagnie, pourrait-il se flatter dy recevoir un pareil traitement ? Ce Jésuite demeure quelques mois à Londres : il apprend quun nommé Psalmanaazaar natif de lÎle de Formosa, après avoir embrassé la Religion Anglicane, est sur le point de publier un livre dans lequel il se plaint extrêmement de quelques membres de la Société, et déclame de toute la force contre lÉglise Romaine. Ce Jésuite travaille sourdement à diminuer son crédit, et sans paraître sintéresser en aucune façon aux choses quil débite, il met tout en usage pour le faire passer pour un fourbe : encore une fois rien nest plus naturel que cette conduite dans un disciple de Loyola. Voyons cependant quel avantage ce Jésuite a remporté sur lui. Messieurs de la Société Royale dAngleterre, trouvèrent à propos de faire venir un jour le Sr. Psalmanaazaar à une de leurs assemblés dans le temps que le Père Fonteney y était. La première question quon fit à ce Jésuite fut, à qui appartenait lÎle Formosa. Il répondit quelle était tributaire de la Chine : on le pria ensuite de dire comment il le savait : cest dit-il, quun vaisseau Anglais, nommé le Harwich ayant été jeté par la tempête sur la côte de Formosa, dans lequel il y avait cinq passagers Jésuites, lun deux sétant noyés, et les quatre autres qui avaient pris terre dans lÎle, y étant étroitement ferrés, ils lui écrivirent dans une ville de la Chine, où ils savaient quil était alors, et quaussitôt quil eût présenté sa requête au Cham ou à lEmpereur, il fit redemander aux Formosans le vaisseau et tous ceux qui sen étaient sauvés, à quoi les Formosans ont obéi. Le Japonais prenant la parole dit, quil ne doutait pas du fait : mais que cela ne prouvait pas que lÎle Formosa fût tributaire de la Chine, et que cétait la coutume en temps de paix de se rendre réciproquement et les hommes et les vaisseaux que lorage jetait sur les côtes, dès quon les réclamait. Il a pris depuis, par quantité de marchands qui len ont assuré, que ce vaisseau avait échoué non à Formosa, mais sur une Île dépendante de la Chine. Le Japonais sapercevant que le jésuite pour lembarrasser feignait de se méprendre, lui demanda quel nom les Chinois donnaient à lÎle Formosa, je nen sache point dautre, répondit le Jésuite, si ce nest Tyowan. Il savait bien le contraire, et nignorait pas que les Hollandais, en désignant comme ils ont presque toujours fait, leur petite Île de Tyowan par le nom de Formosa, ont donné occasion aux Voyageurs et aux Écrivains de confondre ces deux Îles. Mais le Japonais lui ayant dit que les Chinois lappelaient Pak-Ando qui signifie belle Île ; Pak, Pak, reprit le Jésuite, il ny a pas un seul mot dans toute la langue Chinoise qui se termine ainsi par une consonne. Il me sera facile de vous faire voir le contraire, répliqua le Japonais, car presque tous les noms de grandes villes se terminent de cette manière, comme Nanking, Kanton, Peking etc. et afin quon ne croie pas que ce soient des exceptions quil faille faire, ayez la bonté, sil vous plaît, de dire ne présence de ces Messieurs, quelques phrases en Chinois : le jésuite ayant récité lOraison Dominicale, il lui fit observer cinq ou six mots dans cette courte prière, qui avaient la même terminaison. Cette contradiction sauta aux yeux de toute lassemblée, la conversation séchauffant, et le Père Fonteney ayant avancé que la langue Chinoise était égale par tout lEmpire de la Chine, et quil ny avait aucune diversité de Dialecte, on lui fit voir que cela ne pouvait pas être, et queffectivement cela nétait pas : mais quoi quil ne pût rien répondre de raisonnable aux objections que ces Mrs. Lui firent, il ne laissa pas de persister toujours dans ce quil avait avancé. Le Japonais en fut si indigné, que pour lui faire la confusion toute entière, il lui dit que de deux choses lune, ou que les jésuites et autres qui avaient écrit de la langue Chinoise ne disaient pas la vérité, ou que ce quil disait lui-même nétait pas vrai : car ils assurent quil y a dans chaque Province de la Chine un Dialecte particulier, et que tous les Chinois de chaque Province, ont entre eux des manières de sexprimer différentes, selon les différents degrés de leurs qualités et conditions, que les Nobles parlent en Mandarins, les Prêtres, ou les Bonzes différemment de ceux-ci, et que le peuple a encore sa manière de parler particulière. Le Jésuite ne répondit à tout cela, quen cherchant de mauvaises défaites, et nalléguant jamais rien de positif : il nia même que les Chinois fissent aucunes inflexions de voix en parlant, pour marquer la différente signification de certains mots, qui sécrivent les uns comme les autres ; ce que nôtre Japonais soutint au contraire être très-véritable, assurant quil a conversé plusieurs fois à Formosa avec des Chinois, qui lui semblaient bien plutôt chanter que parler. Si les Jésuites étaient faits comme les autres hommes, je demanderais volontiers, pour quelle raison le Père Fonteney, qui très constamment arrive de la Chine, et qui y a passé un bon nombre dannées, parle de ce pays-là comme sil ny avait jamais été, en sinscrivant en faux sur des faits connus de tout le monde, et quon ne sétait encore jamais avisé de contredire. Mais qui dit un Jésuite, dit un homme incompréhensible. Il agit, il demeure dans linaction : il parle, il garde le silence : il dit vrai, il dit faux : il accorde, il nie : tout cela dans quelle vue ? Dieu le sait. Enfin pour cette fois, le Japonais et ce jésuite neurent pas une plus longue conférence. Depuis ce temps-là, quelques personnes ayant cherché à les faire rencontrer encore lun avec lautre, leur ont donné deux rendez-vous, lun chez Madame la Comtesse de Powis et lautre à Sion-College ; mais le Père Fonteney ne sy est pas voulu trouver. Huit jours après leur entrevue à la Société Royale, nôtre Japonais ayant été invité à dîner chez le Docteur Sloane, Secrétaire de la Société Royale, où étaient Mylord Comte de Pembroke, Monsieur Spanheim, Ambassadeur de sa Majesté Prussienne, quelques autres Personnes de qualité, et le Père Fonteney, son Excellence demanda à ce dernier, à qui appartenait lÎle Formosa. Voici un jeune homme, répliqua-t-il, en indiquant nôtre Japonais, natif de cette Île, qui peut vous en rendre un meilleur compte que moi, qui nai point été ailleurs quà la Chine, à quoi le Sr. Psalmanaazaar répondit, que depuis environ 53 ou 54 ans elle était dépendante de lEmpereur du Japon, ayant eu auparavant ses Rois particuliers, qui ne relevaient daucune puissance. Le Jésuite neut pas lassurance de rien dire davantage, il contrefaisait seulement létonné de voir nôtre Japonais manger de la viande crue, assurant que les Chinois apprêtaient les leurs comme les Européens, avouant néanmoins que les Tartares ne faisaient que montrer leur viande au feu. Mais soit que la Compagnie saperçût bien que le Père Fonteney évitait dentrer en aucun éclaircissement avec le Japonais, et quelle voulût bien avoir cette complaisance là pour lui, soit quon négligeât de parler davantage de cette matière, on ne dit plus rien de remarquable sur ce sujet. Mais un jour sétant trouvé par hasard dans un Coffée-house, en Devereux court, proche Temple-bar, où étaient alros plusieurs personnes de distinction, le Père Fonteney fut là un peu plus hardi quailleurs. Il demanda au Sr. Psalmanaazaar le temps, la manière et les raisons, qui lui avaient fait quitter son pays, en quoi il le satisfit pleinement, lui faisant en abrégé le détail de lHistoire quon trouvera fort au long à la fin de cet ouvrage, à quoi il ne répondit rien autre chose, sinon quil ne connaissait point le Père de Rode dont il parlait, et quils navaient point de Missions à Formosa. Il voulait peut-être dire quils navaient point là de Missions publiques, comme à la Chine, ce quon ne conteste pas. Ceux qui entendent la doctrine des Restrictions mentales, ne seront pas surpris de voir un Jésuite parler de cette manière. Quoi quil en soit, le Père Fonteney na rien oublié pour calomnier le Japonais dans tous les lieux, où il sest trouvé, ne lui ayant pourtant jamais rien osé dire en face : mais pplus lui et les autres Catholiques Romains de Londres, se sont attachés à ruiner sa réputation, et plus il a trouvé de protection et dappui. On espère que les personnes équitables sauront lui rendre la justice quil mérite, et conviendront, quayant un aussi puissant et aussi redoutable ennemi à combattre que les Jésuites en corps, il a besoin dun secours plus quhumain : aussi espère-t-il que la Providence, qui la sauvé nétant encore quenfant, des mains des Sacrificateurs idolâtres, qui la assisté si visiblement dans tous les lieux, où il a passé, et qui na permis toutes les persécutions quil a souffertes que pour léclairer et laffermir dans la connaissance de son Évangile, le protégera encore contre tous les efforts de ses ennemis. |