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Le mercredi 7, je donnai à dîner au capitaine Daniel, à son contre- maître, son
écrivain et son chirurgien, et nous nous embarquâmes sur les quatre heures du soir,
comptant daller déjeuner le lendemain à la Guadeloupe. La barque quil
montait était bermudienne, très bonne voilière ; il avait quatre-vingt-dix bons hommes
et six canons. Cétait plus quil nen fallait pour attaquer un galion
dEspagne ou un anglais de quarante canons. Nous mîmes en panne devant le Prêcheur,
où, selon la bonne coutume de nos flibustiers, ils ont toujours quelque affaire, surtout
ceux qui ont encore quelque argent, car les lois de la bonne flibuste ne permettent pas
den porter en mer, et quand on se trouve dans le cas, il faut au plus vite le
dépenser dans un cabaret. Le capitaine Daniel rassembla ses gens sur les neuf heures et
fit servir ses voiles. Nous fûmes à merveille jusquà mi-canal entre la Dominique
et la Martinique, mais tout dun coup le vent tomba et nous eûmes un calme tout
plat. Notre pilote ne se trompa point dans le jugement quil porta de ce calme
imprévu ; il dit que nous allions avoir une bourrasque ; il fit prendre les ris dans la
grande voile, passer de nouvelles manuvres au trinquet et au foc ; il visita les
amarres des canons et renforça les amarres qui tenaient le canot. A peine avait-il
achevé que nous fûmes pris dun tourbillon de vent dest-sud-est, si furieux
et si incivile quil commença par enfoncer notre grande voile. Encore fûmes-nous
heureux quil ne nous démâta pas ; nous sauvâmes les lambeaux de notre voile et
nous pougeâmes dabord à mâts et à cordes et ensuite avec un morceau de trinquet,
grand comme une serviette. Quoique je fusse sans contredit un des meilleurs dormeurs de la
mer, laffaire était si brusque que je ne pus fermer les yeux ; dailleurs, mon
matelas fut bientôt tout mouillé, car les lames nous couvraient à tous moments de
larrière à lavant. Je massis à plat à larrière du gaillard,
enveloppé dans un capot et lié par le milieu du corps avec une bonne corde, à peu près
comme un singe, de peur que quelque lame ou quelque roulis ne prît la liberté de me
jeter hors le bord. Nos gens dans un profond silence obéissaient à lenvi au
moindre commandement et travaillaient de toutes leurs forces. I.a mer paraissait toute en
feu ; le temps, qui était noir, avait quelque chose daffreux ; je ne pouvais pas
voir mes mains en les approchant de mes yeux quand il néclairait point, mais les
éclairs étaient si vifs que je voyais alors tous les mouvements de nos gens. Le
capitaine Daniel me donna une bouteille deau-de-vie, dont javalai adroitement
un bon coup, car il ne faut pas être maladroit pour mettre une bouteille à sa bouche
sans se rompre les dents. Cette liqueur, que je nai jamais aimée, me parut alors
excellente ; elle me réchauffa, car jétais à moitié glacé, leau de la mer
ayant cette propriété dans les pays chauds dêtre extrêmement froide, et je
navais rien de sec sur le corps. Sur les quatre heures du matin la pluie tomba avec
violence et abattit beaucoup le vent, et au point du jour un de nos gens cria terre sous
le vent à nous. Nous la vîmes en effet distinctement quelques moments après, avec un
navire qui était sur le côté. Aussitôt grande dispute entre nos gens ; les uns
voulaient que ce fût une île quon navait pas encore vue et peut-être de
nouvelle création ; le capitaine et le pilote soutenaient que ce ne pouvait être que la
petite île dAvès ou des Oiseaux, quil ne faut pas confondre avec celle du
même nom qui est au vent de Corossol, où le maréchal dEstrées alla se casser le
nez avec toute sa flotte en 167..., mais la petite île dAvès est cinquante lieues
sous le vent de la Dominique, est et ouest de la grande savane, et il ne paraissait pas
naturel que nous eussions pu faire ce chemin en sept heures. Cétait pourtant la
petite île dAvès, nous y mouillâmes sur les sept heures du matin, à un
demi-quart de lieue au vent du navire échoué. La pluie cessa sur les huit heures, le
vent dest commença à se faire sentir et la mer fut aussi tranquille à dix heures
que sil ny avait point eu de tempête peu dheures auparavant. Nos gens
changèrent dhabits, cest- à-dire quils prirent des chemises et des
caleçons secs ; quelques coups deau-de-vie réparèrent les forces perdues par le
travail de la nuit passée, nous fîmes la prière et puis nous déjeunâmes de grand
appétit ; nous tînmes conseil en mangeant et aussitôt après le capitaine, le
quartier-maître, autant dhommes que le canot en put contenir et bien armés
descendirent à terre.
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