Louis Judicis - Le Collectionneur.
- A mon vieil Ami
- Le colonel V***
- Ægrotans ægrotanti,
- cæcus unoculo
- Mon cher colonel,
- Madame votre sur, qui connaît votre affreux caractère, ma défié de vous
dédier ce petit livre.
- Je me risque.
- Mais navalez pas votre moustache, s...bleu!
- L. J.
- I
- Quentend-on par ce mot : collectionneur?
- La plupart des mots, indépendamment du sens général que leur assignent les lois de
létymologie, ont une acception arbitraire et subordonnée uniquement aux caprices
de lusage.
- - Pardon, mon cher Monsieur, mais il me semble que cet aphorisme philologique...
- - Nest pas de la première fraîcheur ? Jen conviens, mon cher Monsieur ; il
rancit depuis deux mille ans dans lArt poétique dHorace, V. 55 et sqq., comme
écrivent les pions doutre-Rhin ; mais, je vous prie, que prétendez-vous conclure
de cette remarque ?
- - Rien. Continuez.
- - Monsieur, puisque vous êtes un homme lettré, vous avez lu, jaime à le penser,
les ouvrages de Fontenelle. Mais vous ignorez peut-être une aventure assez bouffonne dont
cet académicien fut le héros. Oui ? je men doutais. Permettez-moi donc de vous la
raconter. Esprit méthodique, caractère méticuleux, nature froide et quelque peu
égoïste, Fontenelle navait garde dêtre sérieusement amou-reux, Cupidon,
- Louis Judicis
- Le Collectionneur.
- Il Re sempré di lagrime digiuno...
- - Plaît-il ?
- - Un mot de Pétrarque, Monsieur, dont jai besoin pour justifier ma métaphore.
Cupidon, dis-je, le roi toujours altéré de larmes, fût mort de soif avant
dexprimer une goutte de rosée de ce cur aride. Mais si Fontenelle
nétait pas amoureux, il était physicien et philosophe, cest-à-dire curieux.
Or je vous prouverai quand il vous plaira, Monsieur, que si la curiosité nest
jamais de lamour, lamour, assez souvent, nest que de la curiosité. Ne
vous impatientez pas, jarrive au fait. Il y avait quelque part une certaine marquise
de G***...
- - La spirituelle interlocutrice de la Pluralité des Mondes ?
- - Précisément. Fontenelle la vit et en devint... curieux. La marquise ne crut pas
devoir sopposer aux investigations du philosophe. Condescendance toute
désintéressée dailleurs : voir le portrait de Fontenelle. Mais quoi ! une jolie
femme ne peut-elle faire en faveur de lastronomie le sacrifice que lamour du
grec infligeait à Philaminte ? Ce sacrifice, Monsieur, elle le fit ! Notre homme était
donc, ou plutôt se croyait le plus fortuné des astronomes, lorsque tout à coup une
question intempestive de la belle marquise le fit choir lourdement des hauteurs du
septième ciel :
- - Est-ce que cest vraiment vrai, Monsieur de Fontenelle, quil y a des
académiciens dans la lune ?
- Étourdi, stupéfait, ahuri, le philosophe mit cinq minutes à accoucher de cette belle
réponse :
- - Ma foi, Madame, je ny ai pas été voir.
- - Ah ! je croyais, reprit naïvement la marquise.
- Puis, égayée sans doute par la mine effarouchée de son galant professeur, elle partit
dun bruyant éclat de rire.
- Il nen fallait pas tant pour achever de désarçonner le pauvre Fontenelle.
Cest pourquoi il prit incontinent son chapeau et sa canne et se précipita vers la
porte en écrasant la patte dun joli petit épagneul, fort innocent de sa
mésaventure.
- Voilà, mon cher Monsieur, lanecdote que je vous ai promise.
- - Fort bien, mais je ne vois pas quel rapport...
- - Voici le rapport : Fontenelle ne pouvait souffrir les interruptions. Jai aussi
cette infirmité, Monsieur. Or vous mavez interrompu dès le début de mon discours
et je vous déclare quil me serait impossible de renouer le fil de mes idées.
Permettez-moi donc de passer outre.
- II
- Antiquité de la colligomanie.
- Le premier collectionneur dont lhistoire fasse mention est Noé.
- Je ne cite pourtant ce patriarche que pour mémoire; il nest pas démontré, en
effet, quen réunissant dans larche une paire de tous les animaux connus, il
ait eu pour but unique la création dun muséum zoologique. Mais ce que personne ne
contestera, cest que la colligomanie ait été la passion favorite et, si
josais le dire, la toquade des Egyptiens. Est-ce quils ne sétaient pas
avisés de collectionner leurs ancêtres ? et non pas vraiment daffreuses poupées
de cire, comme celles quon empila plus tard dans les armoires patriciennes de Rome :
- Humeroque minorem
- Corvinum, et Galbam auriculis nasoque carentem ;
- mais des personnages réels, des êtres humains qui avaient vécu, qui avaient ri, qui
avaient pleuré, qui avaient aimé. Et ces pieuses reliques proprement vernies, ficelées
et emmaillotées dans leurs étuis de sycomore, passaient à létat de meubles
meublants, et figuraient très-convenablement dans un procès-verbal dinventaire.
Hérodote affirme quen un cas pressant leurs propriétaires ne se gênaient pas pour
les mettre au Mont-de-Piété. Qui sait si lon ne trouvera pas dans le tombeau de
quelque usurier contemporain des Pharaons un carnet de papyrus portant une mention de ce
genre : " Prêté à larpenteur Metmosès mille sicles de Thèbes sur le corps
de son grand-père, un peu avarié ! "
- Un autre peuple africain, les Carthaginois, avait aussi la manie des collections. Il est
certain quaprès la bataille de Cannes, Annibal recueillit les anneaux dor des
chevaliers romains restés sur le carreau et quil en emplit trois médimnes
attiques. Cétaient les décalitres de lépoque. Ces glorieux trophées furent
ensevelis plus tard sous les ruines de Carthage. De temps à lautre, les Arabes en
trouvent et en font des boucles doreilles. Un spahi fort en thèmes, de mes amis, a
acheté deux de ces héroïques bibelots à une juive de Constantine ; il mourra dans la
persuasion quil possède les chevalières de Paul-Émile et de Terentius Varron.
- Ce nest quun peu plus tard que le goût des collections se répandit chez
les Romains ; mais il se manifesta dès le début avec une intensité remarquable. Quel
furieux collectionneur que Verrès ! Tableaux, statues, coupes, trépieds et candélabres,
tous les dieux et toutes les déesses, tous les héros et toutes les courtisanes de la
Grèce, tous ces divins chefs-duvre dor, dargent et divoire
que les soldats de Mummius brisaient pour en faire des cimiers à leurs casques, ces
créations du génie, ces trésors, ces merveilles, il les entassait pêle-mêle dans
latrium de son palais devenu comme le musée de Cluny du quartier des Carines.
- Ce fut là le premier et aussi le plus magnifique triomphe du bric-à-brac romain.
Auguste, tout empereur quil était, neût pas osé balayer tout le monde comme
un simple proconsul, et pourtant il cultivait aussi la curiosité.
- Il avait réuni, dans sa petite maison du mont Palatin, un splendide assortiment de
vases de Corinthe; mais il se bornait à cette spécialité. Les Romains se moquaient de
lui, et lui décochaient à ce sujet force railleries. Un jour même, un mauvais plaisant,
sattaquant du même coup à la manie de César et à la réputation assez suspecte
quavait laissée son père, se permit de charbonner sur le piédestal dune des
statues impériales cette inscription irrévérencieuse :
- Pater Argentarius ; ego Corinthiarius.
- Tous les goûts, dit-on, sont dans la nature. Auguste affectionnait les vases de
Corinthe, Lucullus préférait les vieux galons. Il possédait cinq mille manteaux ! Quel
client pour le Prince-Eugène de lépoque ! Un semblable vestiaire nétait pas
sans quelque analogie avec le harem de Bajazet qui, dit-on, était peuplé de trois mille
houris. Vestiaire et harem enfermaient sans doute plus dun trésor inutile.
Lucullus, toutefois, plus généreux en ceci que le sultan, prêtait volontiers à son
prochain ce dont il nusait pas pour lui-même. Les entrepreneurs de spectacles lui
empruntaient souvent sa garde-robe. Voilà par quels moyens on parvenait à nipper cette
prodigieuse figuration qui alternait, hélas ! sur le théâtre de Marcellus avec les ours
et les panthères, et qui mettait trois ou quatre heures à défiler devant le public
pendant les entractes dune comédie de Bubrenus Lappa, ou dun drame
larmoyant de Pupius.
- Ne vous moquez pas trop de la friperie de Lucullus. Voici un philosophe, le stoïcien
Sénèque, qui sétait fait cadeau de cinq cents tables. Cinq cents tables ! ni plus
ni moins ; cest Xiphilin qui la dit. Et quelles tables ! toutes en bois de
citre ! Peut-être demanderez-vous ce que cest que le bois de citre. Je
lignore, et il est à croire que je lignorerai toute ma vie ; tout ce que je
sais, cest que le bois de citre croissait dans les gorges de lAtlas et
quil coûtait les yeux de la tête. ces curiosités-là se vendaient au poids. On
mettait la ta-ble dans un plateau, de largent par boisseaux dans lautre ;
quand les plateaux séquilibraient, le marchand prenait largent et
lacheteur le meuble. Cicéron sétait un jour passé cette fantaisie au prix
dun million de sesterces ! Quest-ce que ces gens-là mangeaient donc, bon Dieu
! sur ces tables miraculeuses ! Des cervelles de perroquet, jimagine, et des langues
de rossignol, comme lempereur Héliogabale.
- Je ne citerai plus quun exemple de la manie des collections chez les Romains. Il
est avéré par le témoignage de Dion Cassius et de Suétone que Domitien collectionnait
des mouches.
- III
- Comment on devient collectionneur
- Tous les modes qui caractérisent et différencient le moi humain (pardon, ô mes
lecteurs !) ont leurs similaires, comme dit M. Baudrillart, dans les autres espèces du
règne animal.
- Ainsi, de même quil y a des animaux :
- Voraces, - le requin ;
- Plagiaires, - le singe ;
- Hystériques, - le roussin ;
- Penseurs, - la truite ;
- Mathématiciens, - la grue ;
- De même il y a des animaux collectionneurs :
- La fourmi amasse des grains ;
- Le mulot, des noisettes ;
- Le chien, des puces ;
- La pie, des couverts dargent.
- Mais la fourmi, le mulot, le chien et la pie sont des brutes dépourvues de tout libre
arbitre, et qui sont forcées dobéir à leur instinct, comme un coucou, une fois
monté, est forcé de marquer lheure.
- Autre est la condition de lhomme.
- Dieu la fait libre. Il pense, il délibère, il veut, et il ne saurait exécuter
aucune action, non pas même la plus insignifiante, sans y être poussé par un motif
déterminant. Seulement, pour un observateur superficiel, ce motif nest pas toujours
facile à dé-couvrir.
- Quand vous voyez un de vos semblables grignoter des crevettes ou cracher dans un puits,
la pensée ne peut vous venir de lui demander la raison dune action si simple. Ce
sont là, en effet, des manifestations propres aux estomacs sensuels et aux cerveaux
mélancoliques. Mais si vous le surpreniez dans la perpétration dun de ces actes
qui ne sexpliquent par aucune nécessité physique ou morale - comme serait de
racler de la guitare devant un valet de carreau - vous vous mettriez bien certainement
lesprit à la torture pour deviner la cause de ce qui vous semblerait une aberration
mentale. Eh bien ! ce passe-temps musical auquel se livrait un Espagnol de ma
connaissance, dont je raconterai peut-être un jour la lamentable histoire, nest pas
plus extraordinaire à mon avis que le fait dun homme bien constitué, sain de corps
et desprit, sevré à lépoque voulue et vacciné en temps utile, qui se livre
de gaieté de cur, sans y être condamné, à cette singulière passion, la
colligomanie.
- Un mauvais plaisant demandait un jour par quelle série de métamorphoses un être
humain pouvait se transformer en un épicier ; il serait bien plus rationnel de rechercher
par suite de quelles catastrophes physiques et morales un homme, une créature du bon
Dieu, au bout de tout, peut se transformer en un collectionneur.
- Ce problème ma préoccupé longtemps, et, à la suite dune enquête aussi
pénible que consciencieuse, jai découvert quelques-unes des causes qui peuvent
produire une aussi curieuse incarnation.
- Mon enquête a porté sur dix collectionneurs. Jai constaté quils avaient
contracté cette infirmité :
- Quatre - par désespoir damour ;
- Deux - par exaspération politique ;
- Un - par chagrin dêtre devenu chauve ;
- Un - à la suite dune brouille avec son curé ;
- Un -pour avoir eu le nez gelé en Kabylie ;
- Un - pour avoir manqué le train de Bruxelles.
- On voit par ces exemples que la cause première, la raison déterminante de la
colligomanie est toujours une déception ou un malheur.
- Je men doutais.
- IV
- Portrait physique et moral du collectionneur.
- Montaigne rapporte, daprès Valère-Maxime, quun magistrat romain, un
prêteur nommé Cippus, sétant mis au lit sous limpression que lui avait
laissée le spectacle émouvant dun combat de taureaux, fut tout surpris, à son
réveil, dapercevoir sur son front une triomphante paire de cornes.
- Cet étonnement du prêteur Cippus était sans contredit bien naturel ; ce qui
lest moins, cest de voir un philosophe sceptique comme Montaigne attribuer un
fait aussi étrange au pouvoir de limagination. On ne saurait nier toutefois
quune préoccupation intense et incessante puisse, à la longue, modifier
profondément nos facultés, et par suite lenveloppe matérielle qui leur sert de
cage.
- Et remarquez bien quil nest pas question ici du visage, ce miroir de
lâme, comme on lappelait déjà avant le déluge ; non, je veux parler de
léconomie générale du corps et de tous les organes physiques, qui sont les
instruments et les serviteurs, mais aussi, - notez ce point, - les interprètes de nos
passions.
- Tout le monde sait que certaines professions impriment à notre corps des allures toutes
particulières. Il ne faut pas être un bien habile observateur pour reconnaître du
premier coup dil :
- Un tailleur, à la convexité de ses tibias ;
- Un matelot, au roulis de ses épaules et au balancement cadencé de ses bras ;
- Une danseuse, à lexagération de ses muscles soléaires ;
- Un capitaine de pompiers, à la pose olympienne de sa tête.
- Ces caractères, en effet, ne sont que la traduction apparente de causes purement
physiques ; ce sont des plis que le corps contracte par suite de la permanence ou de la
répétition trop fréquente de certaines attitudes.
- Mais les attitudes de lâme, qui les a vues ? Et comment les affections qui lui
sont propres peuvent-elles modeler notre corps en creux ou en relief, si leur essence,
tout immatérielle, ne comporte ni dépressions ni saillies ? Comment encore lâme
humaine, soit que vous lui assigniez pour résidence le cerveau, comme Euler, ou la rate,
comme Guillaume Flugge, ou le bout du nez, comme je ne sais plus qui, peut-elle modifier
dune façon quelconque la forme dun tibia ou dun cubitus ? Grave
problème que je ne me charge pas de résoudre. Et pourtant il est incontestable que pour
quiconque a appris à y lire, le corps humain, jentends le corps entier, de
lépaule gauche à lépaule droite, et des talons à la tête, est un livre
très-déchiffrable et quelquefois très-indiscret.
- Je connais un homme, non pas un médecin ou un philosophe, comme on pourrait le croire,
mis un opticien, un modeste fabricant de pince-nez et de baromètres qui a fait, dans ses
moments de loisirs, une étude approfondie de ces choses obscures. Cet homme, ce savant,
est parvenu à diagnostiquer avec une certitude absolue le caractère, les penchants et
les aptitudes du premier venu, vu de dos ! Montrez-lui un passant quelconque, ce monsieur
par exemple qui vient de vous coudoyer et qui trottine maintenant à vingt pas, devant
vous, le nez au vent et un parapluie sous le bras, et mon opticien vous dira si
lindividu en question est un ivrogne ou un joueur, et, dans ce dernier cas,
sil cultive de préférence le baccarat ou le bézigue. Demandez-lui daprès
quel indice sest formé son opinion, et il vous fera remarquer, que sais-je ? un
renflement imperceptible de lomoplate, une déviation microscopique de la malléole
interne. Partant de là, il ne fera pas de difficulté de vous expliquer tout son
système, et après dix minutes dattention, vous serez convaincu comme lui
quun avare na pas le genou fait comme un ambitieux, et quil y a tout un
abîme entre le mollet dun entomologiste et celui dun mélomane.
- Ces considérations un peu abstruses sembleront peut-être hors de propos ; elles ne
sont point pourtant étrangères à mon sujet, et je les ai jugées indispensables pour
faire accepter, sans contestation, et tel que je vais le reproduire, le portrait physique
du collectionneur. loriginal de mon portrait ma été communiqué par mon
fabricant de baromètres, dont les arrêts, en pareille matière, ne sauraient être
discutés non plus que des axiomes.
- Je commence.
- La colligomanie nest pas un lit de Procuste. Le collectionneur est donc
indifféremment de haute, de moyenne ou de petite stature.
- La partie supérieure de son corps, le buste, si jose mexprimer de la sorte,
se projette audacieusement en avant, et forme avec les os du bassin un angle moyen de
trente-cinq à quarante degrés.
- Un collectionneur cambré serait un monstre.
- Il a le pied large, aplati et légèrement infléchi en dehors : - un pied honnête et
contemplatif ;
- Les mains longues, noueuses, velues et dune netteté douteuse ;
- Le cou comme les mains ;
- Le front pelé, uni et luisant ;
- Lil gros, sphérique et à fleur de tête ;
- Le sourcil consterné ;
- Loreille étale et mobile ;
- Le nez bien apparent : un nez gênant, ambitieux et tapageur.
- Nota : Encore que les collectionneurs, à Paris, du moins, nassistent jamais à
des combats de taureaux, on en connaît plusieurs qui portent des cornes.
- Au moral, si lon fait abstraction de la passion dont il est lesclave, le
collectionneur se distingue surtout par des qualités négatives. A parler franc, il
na ni vices ni vertus : des propriétés, seulement, comme les choses. On en cite un
dont les muqueuses sécrètent un sédiment calcaire. Une fonction de madrépore.
- Ce cerveau inerte, flasque, engourdi, avachi, a pourtant une fibre irritable ;
avisez-vous de lagacer et elle vibrera avec de tels sifflements, elle dardera des
sons tellement stridents, tellement incisifs que vous croirez avoir mis le pied sur une
nichée de marmottes. Cette fibre, cest la passion jalouse, absolue, ingou-vernable,
cest le dada de loncle Tobie, cest la fée Turlutaine, cest
lidée fixe, lidée-tyran. Sous linfluence de sa monomanie, le
collectionneur se transforme. Au lieu de la créature apathique que vous aviez sous les
yeux, vous voyez maintenant un fanatique, un enthousiaste, un illuminé, un énergumène.
- Que sa passion monte jusquau paroxysme, - et cela sest vu, - le
collectionneur deviendra capable de tous les héroïsmes, comme aussi de tous les
forfaits.
- Levaillant a bivouaqué au milieu des lions et affronté cent fois la mort, dans
lespoir de se procurer un passereau qui manquait à sa collection.
- René Cardillac assassinait ses clients afin de conserver au complet son assortiment de
joyaux.
- Donnez à Levaillant le goût des breloques, à René Cardillac le dada des
oiseaux-mouches, et chacun deux fera indubitablement ce qua fait lautre.
- Conclusion : Ne pas jeter la pierre au collectionneur de bijoux, mais se garder
strictement de lui confier sa montre.
- V
- Variétés du genre collectionneur.
- Les collectionneurs se divisent en deux catégories bien distinctes :
- 1° Les Pacotilleurs ;
- 2° Les Spécialistes.
- Les pacotilleurs reconnaissent pour fondateur de leur secte le proconsul Verrès, déjà
nommé. Pacotilleur aussi le philosophe Damasippus, qui fit de sa maison un magasin de
bric-à-brac, et qui troqua sa dernière pièce dor contre le bain de pieds du
voleur Sisyphus.
- Des Verrès et des Damasippus, nous en con-naissons aujourdhui par centaines. Ils
amassent, ils entassent sans choix, sans préférence, sans système, tous les objets qui
sollicitent leur convoitise, soit par leur antiquité, soit par leur rareté, soit encore
par la bizarrerie de leur forme.
- Ils sont friands aussi de souvenirs.
- On désigne par ce mot sentimental les bibelots qui ont appartenu à quelque personnage
historique ou qui ont figuré comme accessoires dans quelque aventure romanesque.
- Les collectionneurs de cette classe sont connus sous la dénomination générale
damateurs de curiosités.
- Rien de fantasque, rien de fou, de désordonné, danarchique, comme un musée de
pacotilleur. Cest un pandémonium où se rencontrent, se heurtent, se coudoient, se
provoquent et sétouffent, bourrés en crin, sculptés en bois, martelés en fer,
coulés en bronze, toutes les inventions, tous les rêves, tous les cauchemars de toutes
les sociétés, de tous les règnes, de tous les temps, de tous les climats. Avez-vous lu
la Peau de chagrin, de Balzac ? Avez-vous pénétré avec Raphaël dans la sombre boutique
de Job ? Eh bien ! dans le cabinet du pacotilleur comme dans la caverne du vieil
antiquaire, vous trouverez à la fois le gracieux et lhorrible, le sérieux et le
bouffon, le beau et le dif-forme : des crocodiles du Nil, des faïences de Palissy, des
hanaps, des ufs dautruche, des ossements fossiles, des dentelles, des
casse-tête, des mocassins, des reliquaires et des frégates en ivoire. Si votre ami - je
suppose que le pacotilleur peut avoir un ami - a des prétentions à la science
historique, il est capable de vous montrer le merlin de Charles-Martel, le cure-dent de
labbé Suger et le hausse-col de Corbulon.
- Les pacotilleurs sont relativement peu nombreux. Il y a à cela une raison toute simple,
cest que leurs collections englobant tous les objets connus et inconnus, et ne
pouvant se recommander que par la quantité et la variété des échantillons, sont de
véritables gouffres que tout lor de la Californie ne parviendrait pas à combler.
- La classe des spécialistes comprend tous les collectionneurs qui, par goût ou par
nécessité, sattachent à une seule catégorie dobjets.
- Elle se subdivise en deux groupes :
- 1° Les Routiniers ;
- 2° Les Fantaisistes.
- Les routiniers ne sont pas vicieux de nature. Cest la contagion de lexemple,
cest lesprit dimitation qui les a perdus. On peut dire de la plupart de
ces infortunés ce quHorace disait de son contemporain Iccius, un amateur forcené
de chinoiseries et de bouquins :
- Pollicitus meliora !
- Ceci posé, il va de soi que le routinier se traîne constamment dans lornière
creusée par ses devanciers, et que son ambition se borne à collectionner ce qui a déjà
été collectionné par dautres. or il est certaines séries dobjets
colligibles qui relèvent éminemment de la tradition.
- Tels sont :
- Les tableaux ;
- Les médailles ;
- Les faïences ;
- Les livres ;
- Les coquilles.
- Nayez peur quun routinier se hasarde jamais hors des limites de ces régions
si souvent explorées. Que dis-je ? Nen voit-on pas qui se condamnent à nen
parcourir quun petit coin, un arpent, une perche, voire une toise, et qui tournent
éternellement dans ce cercle étroit comme lécureuil dans sa roue ?
- Jen ai connu un qui nestimait, en fait de tableaux, que les toiles des
peintres nés à Magny-en-Vexin.
- Un autre, un coquillagiste celui-là, ne sest jamais passionné que pour les
escargots.
- Quant aux fantaisistes, ce sont les enfants perdus, les espiègles, les zéphyrs de la
curiosité.
- On ne saurait croire à quels écarts dimagination peut sabandonner un
monomane, quand sa mono-manie na dautre règle que le caprice.
- Il ny a peut-être pas un seul produit de la nature ou de lindustrie humaine
qui nait été lobjet de la prédilection dun fantaisiste.
- Jai un parent - grave professeur dhistoire dans un de nos premiers lycées -
qui a passé vingt ans de sa vie à collectionner des parapluies.
- Il nest pas rare de rencontrer des gens qui collectionnent des tabatières à
musique, des pipes, des casse-noisettes, des almanachs, des nageoires de carpe.
- On en cite un qui a créé un musée de moutardiers !
- Et vous, Catherine, la perle des cordons bleus, est-ce le maître que vous serviez avant
moi, un numismate hollandais, ma-t-on dit, qui vous a inspiré ce goût désordonné
pour les boutons duniforme ? Boutons plats et bombés, boutons détain et de
laiton, boutons timbrés dun simple numéro, de deux canons en croix, dune
ancre marine, dun cor de chasse, dune étoile ou dune grenade, que ne
trouverai-je pas dans ce petit sac de peau de daim qui, de ma boîte à loto avait, je ne
sais comment, passé au fond de votre malle ? Chacun de ces bibelots, ô Catherine, vous
rappelait-il donc un souvenir ?
- En dépit, ou si lon veut, en raison même des excès où ils tombent, les
spécialistes, fantaisistes ou routiniers, sont les seuls collectionneurs dignes de ce
nom. Les pacotilleurs, en effet, ont à peine les murs et les habitudes du genre.
par cela seul que leur manie sattaque à tout, elle ne sattaque à rien en
réalité. Aucun objet ne manque jamais à leurs collections, parce que leurs collections
ne peuvent jamais être complètes. Ils ne connaissent donc pas, ou ils connaissent peu
ces désirs immodérés, ces angoisses, ce prurit du spécialiste toujours à
laffût, toujours en quête de lexemplaire rétif, de cette image de Brutus ou
de Cassius qui ne brille que par son absence dans son médaillier ou sur ses tablettes.
- Et cette recherche incessante de lobjet introuvable, cette tension perpétuelle,
ce tétanos moral de lidée fixe, nest-ce pas là en définitive
lexcitant nécessaire, le mobile indispensable, la raison dêtre enfin du
collectionneur ?
- On dit que le pape Clément VI, touché du désespoir de Pétrarque, lui offrit de le
relever de ses vux afin quil pût épouser Laure, mais que le poète refusa,
par la raison quil avait encore beaucoup de sonnets à faire.
- Le collectionneur est de lécole de Pétrarque.
- Pour lun lamour nétait quun prétexte à sonnets ; pour
lautre la passion qui le travaille est surtout un prétexte à explorations.
- Quil nait plus rien à chercher, quil nait plus rien à
découvrir, et il fera comme linsecte qui a achevé de filer son cocon ; il
sengourdira dans loisiveté et lennui.
- Seulement, dans ce cas particulier, linsecte est mieux avisé que lhomme ;
il se transforme en papillon ; lhomme se change en chenille.
- VI
- Le bouquineur.
- Me permettra-t-on maintenant de sortir des généralités, et de compléter cette
monographie par une esquisse à grands traits dun des individus du genre ?
- Je choisirai ledit individu parmi les spécialistes ; ce sera un bibliomane, si vous le
voulez bien, et même une variété du bibliomane, un simple bouquineur.
- Le bouquineur se distingue de ses congénères par des caractères qui lui sont propres.
- Ainsi, tandis que les autres bibliomanes chassent leur gibier partout où ils espèrent
le faire lever, chez les libraires, dans les ventes publiques, quelquefois même dans les
bibliothèques de leurs amis, vous ne verrez jamais le bouquineur fureter ailleurs que
dans létalage du coin, dans les boîtes poudreuses qui encombrent les quais et les
ponts, dans les tas de ferraille mis en vente par les Auvergnats, dans les paperasses
amoncelées sous les comptoirs des charcutiers et des débitants de tabac.
- Peut-être allez-vous penser que les livres recher-chés des bouquineurs se rencontrent
plus fréquemment chez les brocanteurs que chez les libraires ?
- Cest précisément le contraire qui est vrai.
- Alors, cest par économie et par faute dargent que les amateurs de bouquins
se donnent tant de soucis ?
- Pas le moins du monde ; je connais des bouquineurs millionnaires et prodigues.
- Vous ne comprenez pas ? Écoutez donc, car nous touchons au beau de la chose.
- Le bouquineur a un trait de ressemblance avec la femme enceinte. Lun et
lautre ont des envies, et chez lun et lautre ces envies ne peuvent être
satisfaites que moyennant certaines restrictions.
- Ainsi, une femme grosse désire ardemment man-ger du lièvre ; mais il faut que ce
lièvre ait une patte blanche ; quil ait été tué dans tel champ, et non dans tel
autre ; le matin et non pas le soir ; par un temps clair, et non par le brouillard.
- Le bouquineur nest ni moins exigeant, ni moins systématique.
- Il a envie dun bouquin, mais seulement à de certaines conditions. Pour nen
citer quune, la plus impérieuse de toutes, à la vérité, il faut nécessairement
que ce bouquin soit un renard.
- Nota : On appelle renard un livre rare et curieux, déterré par un amateur dans
létalage dun brocateur qui en ignorait le prix.
- On voit par là que ce qui passionne le plus le bouquineur, cest moins le bouquin
lui-même que la manière dont il espère le conquérir.
- Le beau mérite, en effet, que dentrer dans un magasin bien assorti, de feuilleter
les catalogues, de choisir un article, de le payer au prix marqué, et de le mettre
tranquillement dans sa poche.
- Mais battre le pavé des quais pendant toute une semaine, explorer, scruter, bouleverser
une centaine de boîtes éraillées, moisies et fétides, puis enfin, au milieu dune
cohue de rossignols fripés, lacérés, éreintés, maculés et ignobles, sentir
frissonner sous sa main un petit joyau typographique, méconnu du rustre qui la
prostitué sans vergogne, voilà ce qui peut sappeler une bonne fortune et un
triomphe !
- On ne sera plus surpris dès lors que, pour se procurer de pareilles jouissances, le
bouquineur vraiment digne de ce nom brave tout respect humain et sexpose, le front
serein, aux railleries des hommes comme aux inclémences du ciel. Jen ai vu un
attendre une heure durant, sous labri dune porte cochère, au milieu dun
courant dair meurtrier, quun rayon de soleil permît au brocanteur voisin de
rouvrir ses boîtes quune double toile cirée défendait de la pluie.
- Tous sont capables de mettre en oubli les affaires les plus précieuses, les devoirs les
plus sacrés, la fête de leur femme et le baptême de leur premier-né, sils
rencontrent sur leur route les séductions dun étalage.
- Il est de notoriété à lhospice Dubois quun bou-quinomane, alité, presque
mourant, profita dune absence momentanée de sa garde-malade pour se vêtir à la
hâte et courir au quai Voltaire.
- Veut-on savoir maintenant quels sont les livres que les bouquineurs pourchassent avec
cette incroyable frénésie ?
- Les uns, - ce sont les dilenttanti de lespèce, - recherchent les éditions
sorties des presses des typographes célèbres, comme les Alde, les Junta, les Estienne,
les Mamert-Patisson, les Cramoisy, les Elzevirs.
- Dautres courent après les traités dun caractère spécial, comme le Manuel
du pêcheur dablettes, le Guide-âne des juges de paix, lArt délever
les vers luisants.
- Dautres enfin achètent indifféremment tous les ouvrages dont les sujets leur
semblent curieux ou singuliers.
- Voici quelques échantillons des titres qui affriolent le plus cette dernière
catégorie de collectionneurs :
- - Le Palmier des oasis, suivi de lArt de vérifier les dattes ;
- - Considération sur les causes de la Grandeur et de la Décadence de la marine du
Limousin ;
- - De linfluence de la musique militaire sur le moral des bêtes à laine ;
- - Examen comparatif de lidiome des Indiens Comanches et du dialecte particulier
des habitants de Chaillot.
- De tout ce qui précède il semble naturel de conclure que le bouquineur possède une
instruction gaillarde, curieuse ou solide, selon la spécialité à laquelle il sest
adonné.
- Erreur profonde.
- Le bouquineur ne le cède en ignorance quau maître décole et à la carpe.
- Il possède des milliers de livres ; mais il aimerait mieux mourir de soif, le plus
cruel, dit-on, de tous les genres de mort, que de se condamner à en lire un seul.
- Pourquoi donc le bouquineur entasse-t-il ces montagnes de papier ?
- On na jamais pu le savoir.
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