Affligé au dernier point de navoir pu obtenir
de mes parents, en échange de lamour filial et du respect que je leur porte, cette
douce amitié qui manque à mon bonheur, je fais un retour sur moi-même, et, passant en
revue toutes les actions et tous les événements de ma vie, jen appelle à mes
souvenirs pour savoir si jai démérité de laffection des auteurs de mes
jours, ou si une fatale prévention ma injustement fermé laccès de leur
cur. Quon ne sattende pas à trouver du
merveilleux dans ces mémoires ; on my verra tel je fus, tel que je suis ;
et si, comme je lespère, ils tombent un jour dans les mains des personnes qui en
ont, pour ainsi dire, rendu la publication nécessaire, ils pourront facilement se
reconnaître ; mais quils soient tranquilles, leur nom et le mien seront
toujours un mystère pour le public. Je suis fils dun artisan à qui son métier
aurait dû suffire, puisquil navait aucun des moyens par lesquels un homme
ambitieux peut sortir de la sphère où le sort la jeté ; mais, dun
caractère inconstant, il se déplaisait dans sa condition : il aurait voulu faire
une fortune rapide, et les moyens quil employa, comme nous le verrons par la suite,
ne tendirent quà léloigner davantage du but de ses ardents désirs. Il y avait à peine un an que jétais né,
lorsquil lui prit fantaisie de quitter le pays, pour aller tenter la fortune à deux
cents lieus de là : Marseille lui sembla devoir être le pays de lor, et nous
partîmes pour Marseille.
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Enfin nous arrivons à T.... ; mon père y redevint marchand colporteur, et lon me déclara que, ne voulant pas me nourrir à rien faire, ni me faire apprendre un état, il fallait que je fusse maître de langues.
A lépoque dont je parle, la victoire lasse daccompagner les armes françaises, venait de les abandonner dans un climat glacé ; un homme dont lambition neut pas de bornes, avait vu commencer cette série de revers qui détermina sa ruine ; larmée renouvelée de tous les hommes qui restaient en France, navait pu déguiser les pertes immenses que la rigueur de la saison et le sort des combats lui avaient occasionnées ; lEurope coalisée contre un seul homme, avait pris une attitude menaçante ; enfin lennemi approchait des frontières, lorsquon forma les gardes dhonneur.
Tous jeunes gens de famille, et la plupart fortunés, il sen trouva dans le régiment quon levait à T...., qui voulurent apprendre lallemand, pour, sils étaient faits prisonniers en Allemagne, pouvoir se faire comprendre des habitants. Mon père qui allait journellement leur vendre toutes sortes de choses, m'amena bientôt dix à douze de ces messieurs, auxquels il promit mes leçons pour chacun 15 fr. par mois.
Me voilà professeur dallemand, connaissant à peine les premiers éléments de cette langue. Chacun de ces messieurs avait une grammaire plus nouvelle et plus étendue que la mienne ; et comme ils avaient tous fait leurs classes et quils étaient fort studieux, ils se trouvèrent bientôt à mon niveau ; il fallut alors, pour ne pas rester court, étudier à mon temps perdu la leçon que je devais donner linstant daprès.
Mon père ou ma mère assistait presque toujours à mes cours, et il nétait pas rare de voir le maître, déconcerté par quelque observation de lélève, recevoir, pour ranimer ses esprits, un soufflet ou quelque autre stimulant de ce genre. Assez souvent lélève intervenait en ma faveur ; et je suis persuadé que si plusieurs de ces messieurs ne me quittèrent pas dès le premier mois, ce fut sans doute par pitié, afin de méviter des mauvais traitements.
Mais au bout de trois mois, le régiment partit pour aller se battre, et je restai avec un seul écolier.
Cétait un jeune homme dont les parents habitaient la campagne ; il restait à T.... pour terminer ses études, et occupait une chambre dans la maison dun imprimeur ; il fallait traverser une partie de latelier pour aller chez lui.
La typographie excita ma curiosité ; je priais de temps en temps limprimeur de mexpliquer diverses choses que je ne comprenais pas, et je passais quelquefois des heures entières à causer avec lui ; me croyant des dispositions pour son art, il moffrit de me lenseigner, non comme à un apprenti ordinaire, mais comme à un ami qui partagerait ses travaux et sa table.
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Dès les premiers jours de mon apprentissage, je me rendis utile à mon maître qui, nayant que peu douvrage, navait aucun ouvrier ; il était à la fois son prote, son compositeur et son imprimeur. Son fils aîné, prote dune autre imprimerie, prenait ses repas avec nous ; il me prit en amitié, et tous les dimanches, lorsque je pouvais méchapper de chez mes parents, jallais chez lui, et nous passions la journée à faire de la musique et à repasser mes études. Jappris plus de choses en deux mois de ces savantes récréations, quun pédant, la menace à la bouche et le fouet à la main ne men eût fait retenir en deux ans. Si javais continué à recevoir ses leçons, je me serais épargné pour lavenir bien des peines et des humiliations. Mais rien nest stable dans ce monde.
Si mes premiers débuts en amour navaient pas eu à S...... un succès bien flatteur, jébauchai à T.... une autre intrigue qui ne me réussit guère mieux, et amena un nouveau changement dans ma destinée.
Javais remarqué à léglise la fille du boulanger où ma mère prenait son pain : sa fraîcheur, son teint de roses, un peu vif à la vérité, mavaient donné dans lil, dès-lors, je ne manquais plus la grand-messe où jétais sûr de la trouver.
Bientôt, en achetant du pain pour ma mère, je liai conversation avec le papa et la maman de ma belle ; celle-ci augmentait de rougeur toutes les fois que je marrêtais pour causer. Je la trouvai un jour, écrivant le nom dune pratique sur le livre de crédit ; elle se plaignit de ne savoir pas assez bien écrire : enchanté de trouver une occasion de la voir plus souvent, joffris aux parents de lui donner des leçons, ce qui parut leur faire le plus grand plaisir. Jen fixai lheure de huit à neuf du soir, vu que dans ce moment-là mes parents étaient couchés.
Quel bonheur, pour un amant de quinze ans, dêtre le maître décriture dune petite personne jolie comme les amours, de pouvoir profiter dune lettre mal formée, pour lui guider la main : alors on presse furtivement cette main chérie, et si un doux regard devient le prix de cette témérité, quel mortel oserait se croire plus heureux ?
...
Le maître de musique chargé de ma nouvelle éducation était encore un espagnol ; il semblait que, pour me punir de mes fautes passées, je dusse avoir continuellement affaire à des individus de cette nation, pour men faire ensuite des ennemis. Ce maître de musique avait demeuré à Hambourg, chez un négociant dont il avait reçu de grands services ; par un hasard assez fâcheux pour moi, il me trouva une ressemblance parfaite avec un fils de ce négociant. Lorsquil sut que je parlais lallemand et langlais, il se persuada que jétais le jeune homme en question, que quelque tour de jeunesse avait réduit à sengager et à changer de nom ; dès-lors il me tourmenta sans relâche pour que je me confiasse à lui, me promettant avec serment de me garder un secret inviolable, et que je ny perdrais rien. Jéprouvai pendant près dun mois la plus ennuyeuse persécution ; à la fin, voyant que je nen voulais pas démordre, lamitié quil avait dabord affecté de me témoigner se changea en haine.
Il tomba malade, et nos leçons furent suspendues. Que faisais-je pendant ce temps-là ? Je jouais toute la journée avec mes petits camarades, et le soir, je me grisais à la cantine.
Ennuyé bientôt de ce genre de vie, je pris la liberté décrire au colonel pour le prier de massigner quelque occupation plus utile. Le résultat de cette démarche fut quon me plaça chez le capitaine dhabillement.
Je commençais à mhabituer dans mon nouvel emploi, quand un nouvel enrôlé quon mavait donné pour camarde de lit me communiqua certaine maladie de peau qui nous fit mettre tous les deux à lambulance.
Le métier de soldat ne me plaisait déjà plus. Quoiquil fût question quen sortant de lambulance je devais passer fourrier, et que jeusse retrouvé, dans mon sergent-major, un ancien camarade de collège qui me comblait damitiés ; je me voyais forcé de vivre pendant six ans avec des hommes grossiers, qui métourdissaient de leurs plates plaisanteries sur ma petite taille ; qui me tournaient en ridicule parce que je parlais mieux queux, au point quil marrivait souvent de parler mal pour nêtre point remarqué : tout cela me dégoûta tellement de la vie des casernes, que je résolus de men affranchir à quelque prix que ce fût.
Mais la même étourderie qui mavait conduit où jétais, devait encore servir à me précipiter dans un gouffre sans fond, dont un miracle seul pouvait me retirer.
A linfirmerie, avec mon camarade de lit, je lui communiquai le projet que javais formé de déserter si je trouvais un compagnon assez résolu pour me suivre. Enchanté de cette marque de confiance, il me jure de me suivre jusquà ce que nous soyons en lieu de sûreté ; nous décidons que nous gagnerons les frontières dEspagne, et, notre plan arrêté, nous nattendions que notre guérison pour le mettre à exécution.
Mais dautres individus ayant été mis à lambulance, mon camarade neut rien de plus pressé que de leur parler de notre projet : nouveaux compagnons qui veulent nous suivre, et qui menacent de nous dénoncer si nous les refusons. En moins de quatre jours, le nombre des conjurés sest élevé jusquà onze ; mais alors il fut décidé quon nadmettrait plus personne.
Lambulance devint le lieu de nos réunions ; je dictai un serment qui devait massurer lobéissance passive de tous ces étourdis, et chacun le prononça sur la lame de mon sabre.
Quand je dis mon sabre, je me trompe, cette arme appartenait à un camarade de chambrée ; il me leût peut-être vendu si jeusse proposé de lacheter ; mais je préférai me lapproprier à son insu, croyant mettre ma conscience à labri du reproche en lui abandonnant une chemise neuve et une cravate de soie noire que javais prêtées à un certain Dub....... dont il sera bientôt question.
Le jour pris pour notre départ, nous mîmes en commun tous les fonds que nous pûmes réunir, et pour donner le change à nos chefs, nous allâmes nous divertir à la cantine, doù nous devions nous esquiver les uns après les autres.
Le point de réunion était un jardin dont on nous avait confié la clef ; il était situé dans une rue déserte, et presque hors de la ville.
Tout neut pas lieu exactement comme nous lavions prémédité : jétais sorti du quartier avec tous mes effets, et le sabre dont jai parlé plus haut, caché sous ma capote. A cent pas de là je rencontre un ex-fourrier, cassé pour insubordination, qui venait de subir un mois de cachot, et auquel, outre plusieurs petits services, javais prêté une chemise et une cravate ; à sa vue, je me rappelle que je veux laisser cela en dédommagement du sabre que jemporte. Sans autre motif, jaccoste ce Dub....., je linstruis en peu de mots de notre affaire, et je lui nomme celui à qui il doit remettre mes effets ; il me promet de remplir fidèlement mes intentions, et me quitte après mavoir serré la main.
Cinq dentre nous étions déjà rendus au jardin, mais les autres narrivaient pas. Nous attendons une heure..., deux..., personne... ; inquiet au dernier point, jenvoie un de mes hommes sinformer de la cause de ce retard ; mais celui-ci ne revient pas. Jen envoie un autre en lui recommandant la plus grande circonspection ; mais, au bout dun quart dheure passé dans des transes mortelles, nous le voyons se précipiter dans le jardin et en fermer la porte à double tour avec lair de la plus grande agitation.
Nous lentourons, nous le pressons de questions, et nous apprenons enfin que Dub..... nous avait dénoncés et que plusieurs de nos camarades, arrêtés au moment quils sortaient du quartier, avaient été mis en prison de suite ; dautres, poursuivis jusque sur les toits, avaient fini par se rendre, pour quon ne tirât pas sur eux. Mon premier émissaire sétant trop avancé, avait été arrêté ; lautre navait échappé que par ruse et par audace.
Nous nous regardions tous quatre sans savoir quel parti prendre : le jour devait encore durer au moins deux heures, cependant lavis unanime était dattendre la nuit.