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- Siméon Chaumier
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- L'Hôtel de Petau-Diable
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- PRÉFACE.
- Pour l'homme qui a entrepris de peindre philosophiquement une des phases
de la vie sociale d'un peuple, il y a plus d'un livre à faire. Quelque
vaste que soit la conception d'une œuvre littéraire, quelque justesse de
coup d'œil que puisse posséder l'écrivain qui la dessine, quelque soit le
tact, d'ailleurs plein de finesse, qu'il apporte dans ses recherches
historiques, quelque soit son discernement dans l'emploi qu'il leur destine,
il faut toujours que l'homme s'estime petit devant l'immensité des choses ;
son cerveau n'est pas fait pour tout englober d'une seule brassée ; car sa
physiologie individuelle n'étant à une société que ce qu'est celle d'une
société à la physiologie des sociétés réunies formant entre elles
l'humanité, il serait aussi téméraire de dire qu'un homme peut, dans un
seul livre, formuler un siècle, qu'il serait inoui de penser qu'un siècle
puisse embrasser le temps.
- Il y a donc dans une œuvre complète, plusieurs grandes divisions nécessaires,
qui, faites par le poète, pour constituer un ensemble, un tout, n'en sont
pas moins pour cela, en particulier, chacune un ouvrage un,
quand on voudra prendre chaque partie isolément. Mais pour le penseur, l'œuvre
isolée sera‑t‑elle suffisante ? Non. Combien par le temps qui
court ne pourrait‑on pas citer de livres, qui, faits sans conscience,
servent de preuve à ce que j'avance ? Mais loin de moi toute polémique de
cette nature, elle n'aboutit qu'à des haines, et le premier devoir de
l'homme social en littérature comme partout ailleurs, c'est l'union !
- Cependant, que doit faire un écrivain qui entame une époque ? commencer
par se camper hardiment dans le fait social sur lequel il a son projet de
travail ; le sonder en tous sens, classer au moyen de l'analyse les divers
principes qui le constituent, en faire plusieurs tas, mettre à part, d'un
côté le bon, le mauvais de l'autre, puis de ce dernier bloc exhumer les
gangrènes principales qui rongent, l'humanité, et à leurs causes déterminantes,
qu'il mettra en relief dans la morale de son œuvre, rattacher les causes génératrices
du mal, et s'en servir de ressort pour la contexture de son plan. Ainsi,
ce sera d'un côté pour morale, montrer le fait social réveillant les
passions individuelles, ce qui est vice organique à éviter ; de, l'autre
part, dans les ressorts du plan, se servir des passions surexcitées pour démontrer
la misère du cœur humain, ce qui alors est fatalité inévitable et douloureuse,
puisque inhérentes à la pâte individuelle, c'est le pacte social qui les
envenime. Et, de tout ceci, arriver à cette conclusion charitable pour
l'individu : sans tel abus social, tel homme n'eût pas été méchant.
- Mais, de même qu'il est plus d'un vice organique dans une société, de même
aussi il est plus, d'une misère dans le cœur de l'homme ; il faut donc que
lorsqu'on attaquera un principe constitutif, l'on fasse manœuvrer en même
temps, pour en mieux faire sentir l'énormité, la misère humaine qui y est
adéquate, de manière à faire identité de ces deux choses. D'un autre côté,
comme il arrive aussi que les divers principes organiques vrais ou faux, se
disputent la suprématie dans le cœur d'un peuple, aussi bien que les
passions bonnes ou mauvaises se l'arrachent dans le cœur d'un homme, il
faudra donc dans la division qu'on doit faire des vices sociaux, bien déterminer
ceux qu'on croira avoir été les plus pernicieux à l'homme de l'époque
qu'on ressuscite (ceci bien entendu est du domaine du tact individuel) ;
et, pour chacun d'eux, réserver un ouvrage particulier, qui, quoique arrêté
dans ses formes, se rattache pourtant à un tout dont il sera divisible.
- Bonne ou mauvaise, telle a été la marche que j'ai suivie lorsque je me
suis aventuré dans le moyen-âge, où trois causes déterminantes, le préjugé,
l'usage et le privilège, m'avaient paru avoir été les agents moteurs de
la physiologie de cette période en France, et l'avoir entachée plus
qu'aucune autre peut‑être des souillures de la grande lèpre qui
afflige partout l'homme social : la fatalité des choses. J'avais donc dû
penser naturellement à une trilogie, dans laquelle se présenterait
successivement :
- 1°' Le préjugé qui est erreur, et qui flétrit tant d'heureuses
tendances passionnelles ;
- 2° L'usage qui est loi et qui comprimé tant de cœurs généreux ;
- 3° Le privilège enfin, qui est injustice et qui humilie tant d'âmes
haut placées.
- Ces trois rejetons de la société d'alors, tous trois principes déterminants
de la fatalité qui fustigeait nos aïeux du XIVe
siècle, exigeaient, ce me semble, pour être présentés sous leur véritable
jour, un cadre pour chacun. Ainsi, dans la première partie de cet ensemble,
dans la Tavernière, j'ai donc prit pour point de mire le préjugé social
qui agissant sur l'organisme passionnel d'une âme saturée de vengeance, égare
le cœur d'une mère, rassure celui d'une rivale, chez qui la passion a tué
tous sentiments, jette une timide jeune fille dans le lac de l'infortune, et
précipite dans le drame plus d'un innocent.
- Dans cette seconde partie, c'est l'usage que j'entends attaquer !
l'usage, avec sa main de fer et sa parole Grecque ; l'usage, ce tyran des
tendances naturelles, l'usage, ce despote des mœurs qui l'ont engendré,
l'usage, qui, par ses incroyables vexations, surexcitait alors tant de
passions et tant de haines, qui, dans les moindres rapports humanitaires,
concluait toujours avec injustice et parcimonie, qui faisait loi pour le
vulgaire, et contre le caprice duquel les organisations passionnées se révoltaient
indignées et stridentes ; l'usage enfin, source de tant de drames, plus
poignants peut‑être que celui de ce livre.
- Dans la troisième partie promise au public, ce sera le tour du privilège,
dont le Prêtre‑baron était le type alors.
- De la lecture de ces trois livres, quelle conclusion
faudra‑t‑il tirer ? celle‑ci, à coup sûr: que tout vice
social venant à frapper sur l'homme, dont les tendances passionnelles sont
en désaccord avec lui, surexcite démesurément ses passions, et qu'une
fois éveillées, elles l'entraînent à sa perte. Peut‑être même
pourra-t‑on déduire cette seconde conséquence, comme corollaire de
la première, savoir qu'un vice social n'est vice que parce qu'il marche en
désaccord avec les passions humaines qu'il fait mouvoir.
- Il est donc bien évident, qu'en engeançant cette trilogie, je
travaillais en vue de servir la morale publique, au moyen de faits
particuliers, mais typiques, assez grossis pour être vus de loin, même par
l'esprit inattentif. Ainsi, dans la Tavernière,
j'ai présenté un chevalier, Saint-Fargel, jeté dans la dernière extrémité
du crime, pour avoir manqué une première fois à son caractère de
chevalier ; la foi du serment ! et qui, félon à sa maîtresse, tombe de félonie
en félonie, jusque sur le chevalet du supplice ; on y rencontre encore une
mère égarée par la vengeance, qui, pour assouvir sa passion, recourt à
tous les moyens les plus extrêmes, et qui, venant à réussir, tombe
elle‑même sous le poids de ses propres actes, mordue à l'âme et au
cœur, par une impitoyable réaction qui l'étouffe et la tue.
- . Dans cette seconde partie, je vais présenter un jeune homme, cœur à dévouement,
excellent fils ; et s'il se peut, meilleur amant encore, chez qui le dévouement
est passion, ou plutôt, pour qui toute passion résulte de celle du dévouement
; et vous le verrez par la même force de la fatalité des choses, tomber de
dévouement en dévouement jusqu'au crime, entraîné par Ie courant des
chances humaines tragiquement préparées contre sa famille !
- Tout ceci assurément n'a rien qui répugne aux leçons de la morale ;
loin de là, car de mes avertissements, on doit retirer cet enseignement
social que j'ai formulé dans la préface de la Tavenière : nos passions nous égorgent tôt ou tard. La déduction
est ceci ; avant d'agir calculons bien le fait social !
- Pourtant, si je demande à cette phalange éclairée de la littérature
moderne qui s'est vouée à la philologie, si j'ai atteint ce résultat dans
la première partie publiée, j'entendrai pour réponse d'un côté :
"conçue dans une intention morale, l'œuvre devient parfois, et à
l'insu de son auteur, immorale par la forme." Et de l'autre côté,
j'obtiens ceci : "Total, quatre cadavres. En fin de volume, personne ne
reste debout." Ces deux reproches adressés à mon premier livre par
une intention bienveillante, sous tant d'autres rapports et de bonne volonté
partout, ont d'autant plus frappé mon attention, qu'ils m'étaient faits
par des hommes, à juste titre, écoutés dans le monde littéraire ; aussi
verront‑ils, s'ils jettent un coup d'œil sur ce second livre, que
j'ai tiré mon profit de leurs doctes avertissements ; car il y a là, bien
moins de moyens de sang, et je pense, morale aussi bien dans la forme que
dans le fond ; j'ai voulu du moins qu'il eût cela.
- Mais pour avoir procédé ainsi, est‑ce à dire que j'ai voulu
abjurer toute indépendance ultérieure ; assurément non, car je
m'interdirais toute inspiration, qui est avec le style la qualité de
vitalité sine quâ non ; puisque
sans inspiration, il ne peut y avoir originalité.
- L'originalité, ce mot si prodigué de nos jours, si diversement traduit,
et quelquefois si faussement appliqué ; l'originalité, ce cachet d'une époque
plutôt que celui d'un homme, qu'est‑elle donc au fond ? Elle est, à
mon avis, pour l'écrivain, dans sa tournure d'esprit plus ou moins appropriée
à la physiologie de son siècle ; elle est dans son allure, plus ou moins
en corrélation avec l'allure générale ; elle est dans sa pensé bien
fondue avec la réalité des choses et la convention des règles
au‑dessus desquelles le poète se pose quelquefois ; elle est dans
la nature et dans le poétique, dans la nature qui est poésie, dans la poétique
qui est art ; ainsi, il y a en elle : art et poésie, mais c'est la fusion
ignée de ces deux principes diversement accouplés, suivant les différents
âges, qui constituent l'originalité en littérature.
- D'après ce que nous venons de dire, il faudra donc trouver dans toute œuvre
littéraire, art et poésie : poésie, pour qu'il y ait nature ; art pour
qu'il y ait vernis social ; mais l'art peut‑il être partout et toujours
marié avec la poésie, de telle manière qu'il ne puisse y avoir jamais de
variation dans leurs rapports, jamais de modification dans ce mélange. Je
touche ici à la question littéraire en litige, et je dis : Je ne le pense
pas. En effet, ce sont les diverses fusions de ces deux principes, art et
poésie, qui, réunis en doses inégales, suivant la constitution sociale
existante, différencient chez un peuple chaque phase littéraire ; car,
si la nature est partout la même, l'organisme social, lui, varie à
l'infini, suivant les différentes modifications physiologiques, d'après
lesquelles chaque peuple accomplit sa nature ; or, la littérature étant le
mélange de ces deux principes : nature et société, il s'en suit qu'elle
doit se produire, tantôt sous telle face, tantôt sous telle autre, suivant
que telles tendances, telles directions, telles préférences, telles
affections, telles transformations sociales viennent se mêler à la vie
d'un peuple. Aussi, le point à constater, pour se rendre compte du
changement qui se fait remarquer dans l'exécution des œuvres littéraires
actuelles, est donc ceci : examiner si les diverses littératures des
diverses nations, ont changé avec les diverses phases physiologiques par
lesquelles ces sociétés ont passé.
- Eh bien ici, je réponds : Oui, cela a existé, partout et toujours ;
s'il en est ainsi, nous arrivons donc à expliquer sommairement par
l'histoire des divers peuples, la raison de la révolution littéraire qui
marche, et nous y trouverons la cause de ce fait qui n'est pas le premier
qu'on rencontre dans l'histoire du monde.
- Je prends donc une des premières littératures connues, afin que nous
l'examinions ensemble.
- Voyez en Israël : le peuple hébreux, grossier à son berceau, vit dans
les solitudes, par familles d'hommes qui ne sentent pas le besoin de se réunir
en corps de nation ; tout est reclus dans le foyer domestique ; alors, il
n'y a de poésie que celle des troupeaux, rien n'est écrit, c'est la
seule tradition qui parle ; la poésie existe, mais l'art, lui, n'y a point
part : chez ces hommes de la nature, tout n'est que nature. Cependant, la
société va se constituer ; la réunion de plusieurs familles forme un
noyau dans le pays de Chanaan, d'autres familles s'y rallient, et la préoccupation
constitutive absorbe toutes les intelligences ; c'est vaguesse dans les idées
et entraves dans l'exécution ; rien n'étant arrêté, rien n'est écrit :
et ceci dure jusqu'à la servitude d'Egypte.
- Cependant le peuple hébreux, dans cette dure servitude, est en contact
avec un peuple avancé en civilisation ; il prend de lui quelques molécules
civilisatrices, qui, toutefois n'absorbent pas la tendance organique de sa
physiologie religieuse. Mais passons. Moïse est sauvé des eaux, élevé à
la cour de Pharaon ; cet enfant qui doit conduire un grand peuple, porte en
germe dans la constitution individuelle le résumé de tout l'organisme de
sa nation ; il se fait homme, et vous le voyez plus tard venir, au nom du
Dieu de Jacob, tirer Israël de la servitude. Cependant, durant le voyage,
les partis se forment, la discorde civile va naître parmi les tribus, et
celui qui fut assez puissant pour délivrer le peuple, va avoir le génie de
lui dicter une constitution, mais qui sera toute théocratique, pour
qu'elle soit en harmonie avec les tendances natives de sa nation ; dans
les livres de la loi, repose toute la phase humanitaire de cette période,
et chose remarquable, l'homme qui est le législateur de ce peuple, sera
aussi son plus grand poète ; il y a dans sa Genèse sublime, la traduction
naïve de toute la physiologie primitive de l'humanité. Ainsi, pour ce qui
est de l'état social d'Israël, vous l'avez, dans le Deutéronome ; la Genèse,
c'est sa littérature.
- Cependant, le trajet s'accomplit sous la conduite de Josué ; une fois
l'installation du peuple opérée dans la terre promise, chacun se case,
s'organise, d'après la constitution religieuse que le législateur a laissée
; quelques chants métriques s'élèvent çà et là, rares encore, durs et
inachevés, en l'honneur du Dieu de Jacob, la littérature, enfant
nouveau‑né de la constitution théocratique qui l'allaite a pour
support de sa bercelonnette l'arche d'alliance et tous les esprits sont
ralliés là ! la poésie se montre dans ces chants, l'art n'y est point
encore. Peu à peu, à mesure que l'esprit s'épure, des hymnes plus
nombreux et mieux cadencés répondent au besoin de la civilisation, qui
pointe son aurore sur ce peuple ; enfin, tout s'ébranle, et vous voyez deux
siècles après l'installation, les poètes qui surgissent de tous les
points de ce sol poétique ; la Judée est sillonnée de leurs paroles
inspiré ! Ces troubadours‑poètes se croisent en tous sens ; des
hauteurs de Tyr et de Sidon, en la tribu d'Azer, jusqu'au torrent de Zared
en celle de Ruben et de la chaîne des montagnes d'Hermon et de Sanir en la
tribu de Manassé, jusqu'au torrent de Bésor, sur la lisière de celles de
Siméon et de Juda ; Jérusalem. surtout est le lieu de l'enthousiasme,
cela dure deux siècles ainsi ; et admirez ! dans cet état théocratique,
non seulement la littérature est purement religieuse, mais encore l'homme,
qui se trouve le plus haut monté dans cette hiérarchie sociale, chante les
louanges de l'Éternel, et David roi est le plus grand poète du peuple
choisi. Pourquoi ? C'est parce que tout ce peuple religieux et primitif,
satisfait de son organisation première, opérant son mouvement
d'ascendance civilisatrice, est traduit tout entier dans les psaumes par son
chef ; cela est logique. Dans le Psautier, vous voyez tous les vices et les
vertus d'Israël, ses joies et ses douleurs, ses allégresses et ses larmes,
ses turpitudes et sa gloire ! Après Moïse législateur, David roi poète.
Cinq siècles séparent ces deux génies, et dans toute la période contenue
entre ces deux hommes, vous voyez mouvement dans l'organisme social, et
mouvement de progrès aussi dans les lettres. L'art a eu le temps de naître,
et vous le trouvez dans les chants du roi prophète, accolé à la poésie
avec un bonheur infini ; le rythme seul de cette Poésie est quelque chose
de sublime.
- Puis, cette société marche ; David suffit encore à la langue, et la
langue au peuple, et son génie tient encore long‑temps après la mort
le sceptre dans ses odes ; mais peu a peu les idées religieuses se
ressentent des altérations physiologiques du corps social ; les premiers
germes d'une pensée de réforme se mêlent aux croyances aveugles, l'ère
du raisonnement se lève pour les Juifs, mais encore éloignée ; de
nouveaux interprètes surgissent, qui physionomie pâle d'une phase sans
physionomie, marquent peu dans le monde, et passent avec leurs
contemporains ; puis, peu à peu, le germe de philosophie se développe en
Israël, la littérature vague et incomplète de l'école de Daniel
annonce que, pour que la forme littéraire se pose déterminée, il faut
qu'un grand événement amené, soit par la force des circonstances, soit
par lui homme supérieur, vienne ébranler le monde et réveiller par la
secousse qu'il donnera le génie: posé d'une génération retrempée ; mais
rien encore, soit dans les hommes, soit dans les choses, n'annonce que le
temps soit venu. Aussi, quoique le siècle philosophique soit loin de sa
maturité, tout dénote un progrès sensible dans la marche des esprits ; et
dans le beau langage métaphorique qui est le génie distinctif des langues
orientales, les poètes juifs, interprètes plus lucides déjà de l'époque
de transition qui précède de beaucoup la venue du grand réformateur de
leur loi, traduisent dans leurs inspirations poétiques la disette sentie
d'institutions urgentes, et voilà que leurs chants à tous appellent un législateur
nouveau qui manque à cette société caduque, jalouse encore de
s'affranchir du joug des prêtres qu'elle ne peut plus porter ; tous désirent
un libérateur, l'appellent, et par une tournure de langage propre à
l'Orient, leurs souhaits prennent le ton de la prescience, et vous avez les
prophètes ; avec la physiologie sociale modifiée, vous avez déjà un
changement très palpable dans la littérature. Dans cette période, comme
il arrive pour toute phase douteuse, marquée par une foule d'écrivains,
s'élevant, précurseurs d'un génie réel, vous trouvez surtout émulation,
presse. Pourtant le temps marche, et à mesure que les idées de réforme
philosophique s'installent plus lucides, la forme littéraire apparaît
aussi plus nette, plus arrêtée ; mais. le Christ manque à la société,
la forme manque aux idées. Seulement, Jean‑Baptiste, de qui l'Evangile
a dit allégoriquement : Vox clamabat
in deserto, est celui qui prépare le grand œuvre qui va s'accomplir,
car la science politique est sur, le point d'éclore, on le sent ; mais ce
philosophe n'a pas dans le cerveau toutes les qualités requises pour la
formuler ; et c'est parce qu'il ne peut pas la faire comprendre à ses
contemporains, ne la saisissant pas bien lui‑même, qu'il est dit de
lui : Vox clamabat in deserto ;
il criait en vain, clamabat in
deserto, pour débarrasser cette expression métaphorique du sens allégorique
qu'on lui laisse encore en la traduisant par ces mots : Sa voix criait dans
le désert ; mais ce philosophe péripatéticien enseignait sa doctrine en
parcourant les rives du Jourdain, ça n'était donc pas dans le désert
(car vous savez si ces rives étaient peuplées) ; mais voici comme il est
dit de lui : — clamabat in deserto
; — il criait en vain — in
deserto, — ce qui est bien différent !
- Pourtant, ces idées philosophiques ont pris pied dans les têtes, et
bientôt un des successeurs de Jean-Baptiste, baptisé à l'eau de la
science de ce beau génie, sera chargé de la haute mission que son maître
n'avait pu remplir ; et c'est Jésus, qui percevant lucide et précise
l'idée sociale, doit la formuler en science positive, pour l'apprendre aux
hommes. Et, après le siècle philosophique, marqué par les prophètes, siècle
de transition sociale, qui l'est par contre‑coup de transition littéraire,
surgit enfin Jésus-Christ ! La réforme sociale s'opère par lui ; l'Evangile
est donné aux hommes ; c'est un siècle qui détrône un autre siècle, la
littérature va, elle aussi, détrôner l'ancienne formule littéraire, et
saint Jean l'évangéliste, le plus grand poète de l'ère nouvelle, pour
la Judée, écrit l'Evangile avec sa plume d'aigle, et lance son apocalypse,
sublime épopée de l'esprit ascétique, qui domine son temps ; puis
autour de ce poète puissant, gravitent dans les divers idiomes du
christianisme, comme autant de satellites autour d'une étoile fixe, saint Jérôme,
saint Augustin, saint Jean surnommé la Bouche d'or ( saint Jean‑Chrysostôme
), saint Paul, saint Bernard, puis tous les père, et docteurs de l'église,
depuis Tertullien jusqu'à Bossuet. C'est ainsi qu'à chaque sommet de la
double échelle humanitaire, deux grands génies, législateurs et poètes,
résument les uns et les autres, les deux époques. Après Moise, le poète
roi ; après Jésus, l'évangéliste poète ; Moise et Jésus, David et
saint Jean ; l'équation est exacte.
- Maintenant pour la Grèce, faites la même opération, vous obtenez le même
quotient.
- Homère, ce colosse épique, dernier terme d'un siècle où la gymnastique
tenait lieu de canon, n'a traversé les siècles sur son Iliade immortelle,
que parce que toute une descendance d'hommes s'y trouve personnifiée. En
effet, il chante dans son épopée la force musculaire unie à l'adresse
corporelle et au courage. Ses personnages semblent être des exagérations,
ils ne sont que des types. Achille, c'est la jeunesse valeureuse, droite,
enthousiaste, dévouée ; Agamemnon, c'est la morgue, la mauvaise foi ;
Ulysse, c'est la ruse et la prudence ; Ajax, fils de Télamon, c'est la
rudesse et l'impiété ; Tercyte, c'est la lâcheté difforme ; la belle
esclave préférée d'Achille, ravie par Agamemnon, Briséis, c'est la
discorde au sujet d'un faux point d'honneur ; tout le cœur de l'homme est
dans ce trait ; c'est encore aussi l'âge mûr, faisant abus de sa position
pour opprimer le courage juvénile soumis à son commandement. Voilà pour
l'armée grecque. Dans Ilion maintenant, Hector, c'est la valeur ; Anchyse,
c'est la vieillesse ; Hécube, c'est la bonne mère ; Énée, c'est l'amour
des dieux domestiques et la piété filiale ; Andromaque, c'est la fidèle
épouse. C'est là tout le monde hardiment mis en jeu avec un bonheur inouï,
par le cerveau poétique le mieux organisé, et Homère est le couronnement
du premier édifice social qu'ait possédé la Grèce.
- Qu'après cet exemple, vous en preniez d'autres, vous trouverez les poètes
tragiques de cette nation, se formuler dans leurs pièces sur le moule des
grandes réunions quatriennales qui avaient lieu. Les olympiades ne
furent pas inventées pour les tragédies, ce furent les tragédies qui
furent faites pour être jouées aux jeux olympiques. Plus tard quand la décadence
se fit sentir, la littérature se produisit sous une nouvelle forme. Les
Athéniens, las de combats veulent traiter de la paix, et Démosthène se lève
avec les événements, et au‑dessus d'eux. Dans toutes ces époques
politiques et littéraires, quelle nuance tranchée !
- Prenez Rome maintenant.
- Tant que dure le système d'envahissement, tant que les esprits sont
tendus vers les opérations guerrières, c'est à peine si la littérature
fait quelques pas ; sous le consulat de Valérius‑Falcon et de
Mamilius-Turrinus, 240 ans avant J.‑C., parait le premier poète
latin dont le nom ait eu quelque retentissement : Ennius, ami de Caton et de
Scipion l'Africain. Le style de ses poésies révèle toute la rudesse du siècle
où il vivait ; mais à défaut d'élégance et de pureté, vous y trouvez
dans l'expression, une force et une énergie puissantes. Mais enfin, la
langue sculptée lentement sous le burin de l'histoire, prend peu à peu
une forme plus élégante ; toutefois, l'idiome latin, déjà si harmonieux
dans la phrase cicéronienne, attend encore son poète ; et ce sera un grand
événement : la paix d'Auguste qui, en imprimant à l'esprit public une
autre allure, lui donna corrélativement naissance. Voyez ! Rome, lasse de
guerre, développe pour un moment tout son génie dans la paix, et traduit
à l'extérieur, presque spontanément, cette nouvelle tendance ; de
rigueur, il faudra à cette société refaite, un interprète de sa
nouvelle physiologie, et sur l'oreiller du pacificateur éclôt le poète
; Virgile paraît ! voilà un même génie d'un siècle en deux hommes !
- Cependant la capitale du monde ne conserve pas long‑temps ses manières
polies et ses pacifiques idées vertueuses ; la forme littéraire va s'en
ressentir, et à l'ère de débauche il faudra une personnification ; de là
Martial ! Martial et ses quolibets galants et ses poésies licencieuses. Ce
n'est pas tout : la physiologie de ce peuple en décroissance se modifiera
encore avec l'âge ! De graves intérêts religieux s'incorporent dans les
idées politiques et préoccupent les esprits ; le peuple romain, après être
parvenu, sous son premier empereur au sommet de l'échelle sociale et s'y
être reposé un instant, enjambe les échelons de descendance, et se courbe
voûté après son âge de gloire ; un orage formé dans les catacombes
menace l'empire, Néron l'entend gronder et rugit ; les tortures se
multiplient contre les chrétiens, et dans un milieu de sang parait Lucain !
Lucain, avec ses images saisissantes, brusques, son style hardi,
hasardeux, je dirais presque ambitieux même, mais toujours vrai, toujours
technique, toujours original ; Lucain, avec ses formes colossales et ses
remaniements pittoresques des règles suivies ; Lucain que Corneille
relisait sans cesse ; et encore, ici, à côté d'un changement notable dans
l'organisme humanitaire, on rencontre une modification notoire dans la
physiologie littéraire ; non seulement le style se moule différemment,
mais la forme, les images, les règles changent ; et, il y a plus, les idées
se refondent dans un creuset nouveau. D'un côté donc, au siècle d'élégance
et de paix, Virgile donne ses Églogues et les Géorgiques, et encore 'Énéide
qui se ressent malheureusement du goût de l'époque ; de l'autre côté,
pendant l'ère fiévreuse des persécutions Lucain vous lance sa Pharsale !
Ouvrez et comparez !
- Parcourez de même, à tire d'ailes, l'Europe moderne depuis le
moyen‑âge.
- En Italie, voyez ! A Florence, les Guelfes et les Gibelins se font une
guerre de haine et d'extermination. Tout le génie de ce peuple est à la
colère, à la rage, au fanatisme ; et Dante, dans sa divine comédie, est
la personnification sublime de cette vaste épopée des partis. Son poème
respire toute l'époque ! car l'époque vit dans le poème, et le poème par
l'époque. Puis la querelle s'éteint, les affections sociales changent, le
calme renaît, et voici venir Pétrarque avec ses sonnets d'amour et sa
suave poésie et ce grand homme, l'égal peut‑être du premier n'est
grand que parce qu'il a traduit son siècle ! mais de quelle manière ! le
repos a sa grandeur comme la tempête !
- Eu Angleterre, Shakespeare résume tout le moyen-âge par sa forme, par
son style, par ses idées, et par ses images bizarres, mais vraies,
pittoresques, sublimes et naïvement terribles.
- Si nous passons dans notre course au‑dessus de notre France, qu'y
trouverons‑nous ?
- Pour ne remonter qu'à Corneille, de peur d'être jeté trop loin ; avant
l'apparition de ce grand homme, un événement tenace, aux fermes passionnées
et fougueuses, aux furieux transports, la ligue, passe sur le sol français.
De grandes pensées politiques y chevauchent, couvertes du masque de pensées
religieuses, les esprits, encore tendus vers l'ascétisme éprouvent une
longue commotion violente ; il faut aux passions qui sillonnent en tous sens
l'époque, un langage dont la force réponde à leur énergie ; cette phase
sociale se trouve trop à l'étroit dans l'ancien idiome, et le grand
Corneille, dans son mâle langage de fer et d'honneur, est la
personnification de la génération née des quatre guerres de religion.
- Cependant à ces grands débats politiques succède, en France, une ère dégagée
de ses dissensions intestines, mais encore imbibée du génie guerrier que
lui lègue le siècle qui se meurt ; elle conserve encore un reste
d'aptitude aux batailles ; et, ne trouvant pas de quoi s'exercer sur son
propre sein, elle franchit son horizon territorial et porte sa fougue contre
ses voisins ! Mais les expéditions de Louis XIV sont de la guerre pour
rire ; les gestes de l'armée alors se ressentent de l'esprit de la cour
qui donne l'impulsion, de la cour musquée et parfumée, pour qui la plus chère
étude est celle du savoir‑vivre, du pur goût, de la galanterie, de
l'élégance, du raffinement en tout ! Alors paraît Racine avec ses formes
gracieuses et ciselées, avec ses élégances de tours, avec ses suaves pensées,
avec ses manières polies et son style châtié, Racine Dameret, comme je
l'ai entendu, qualifier un jour, avec, à mon avis, un grand bonheur
d'expression ; Racine Dameret, ce qui ne veut pas dire, pour moi, que le
plus pur poète de notre langue ait été dameret pour avoir voulu l'être,
oh ! non ; mais bien, qu'il a infiltré, sans préméditation, dans ses
vers, tout le caractère de son temps, de son temps qui était dameret par
goût et par nature. Et que si l'on me contestait cette proposition, je répondrais
: Regardez ! A cette époque, les hommes portaient pour vêtements des
habits de soie à aiguillettes, avec crevasses aux manches, des perruques
efféminées ; toutes leurs manières respirent la galanterie ;
voyez‑les aux genoux des dames, avec, à la main, le quatrain obligé
sur papier de senteur ! Eh bien ! avec tout cela Racine, autre que ce qu'il
est, eût été un contre‑sens ; au lieu que, type des hommes de son
temps, il s'installe hors ligne parmi les poètes de cet âge, et ce grand génie
n'a été supérieur que parce qu'il a reproduit avec une précision inouïe,
toute la physiologie de son époque ; son siècle a porté l'élégance française
à son apogée ; lui, la langue au dernier terme possible de pureté ! et là
il faut s'arrêter !
- Car, après cet âge, surgit le siècle philosophique. Les hautes
questions de morale, les sciences sociale et politique sont à l'ordre du
jour, tous les esprits sont tournés de ce côté, c'est le siècle du
raisonnement et de l'incrédulité ! La littérature éprouve encore une
transformation ; cette transformation est‑elle cri bien ou en mal ?
n'est pas la question, ce me semble ; elle existe, c'est un fait, un fait
qui n'appartient pas au génie des hommes, mais bien plutôt à l'influence
de la transformation sociale du corps‑peuple. Aussi, sous l'influence
entraînante des besoins politiques, le théâtre devient un club où le poète
prêche les grands principes politiques et sociaux ; la croyance aveugle est
citée à la barre du parterre, la sentence poétique tonne contre les abus
et les rois ; la forme tragique emprunte au drame ; le style n'est plus
comme dans le poète du siècle qui précède, l'expression du cœur et du
sentiment, c'est la parole plus brève et plus acérée de l'esprit et
du raisonnement : cette grande nuance est reproduite textuelle par Voltaire,
ce résumé encyclopédique de cette vaste encyclopédie humaine, de
laquelle il est le dieu !
- Mais le siècle de Voltaire a préparé les grands événements de la révolution
française, qui s'opère presque au moment où retombe sur ce génie
extraordinaire l'implacable pierre du tombeau ! Eh bien ! ici encore suivons
le fil des événements et des lettres, et voyons si la même corrélation
n'existe pas ici comme ailleurs.
- Le génie révolutionnaire, aveugle alors, car il était nouveau‑né,
se déchaîne sur la terre de France ; les hommes, moins forts que les événements,
sont emportés par la tourmente ; à la mort de Louis XVI, le clergé et
la noblesse quittent la partie, et s'en vont errer dans l'émigration ; les
partis, aux prises, s'entre-déchirent dans nos villes ; la convention succède
à la constituante, le directoire à la convention ; le consulat se noie
dans l'empire ; et enfin, après une lutte de vingt‑trois ans, la
France subit le joug de l'étranger. Durant toute cette période, la littérature,
envahie par la politique, se prépare à une nouvelle transition, et la
confie à Châteaubriand, dont le génie reflète toute la période qui le
précède.
- On le voit : ici, comme partout et toujours, le caractère d'une nation
se produit à l'extérieur sous mille traits différents . sans qu'elle y
pense, sans préméditation de sa part, par le fait seul de sa
physiologie, d'après laquelle elle gravite dans l'ellipse des âges ! Pour
l'homme qui pense, les petites choses donnent la mesure des grandes : avec
une coudée on mesure une montagne. Les costumes, les mœurs, les. goûts,
les croyances, les jeux, les spectacles, les usages, le luxe, la littérature
surtout, voilà les traits les plus apparents de tout peuple, et sous
lesquels il se présente d'abord à l'œil nu. Et qu'on ne s'y trompe pas !
on rencontrera toujours entre les costumes, les mœurs, les goûts, les
croyances, les jeux, les spectacles, les usages, le luxe d'une société,
une corrélation palpable avec sa forme littéraire, qui, elle, symbole
aussi d'une physiologie sociale, traduit pour les autres âges le type de l'époque
où elle existe.
- Car je l'ai, je crois, déjà démontré, et on l'a vu : aux Hébreux de
Moïse il fallut David, et David, fut après Moïse ; puis saint Jean,
devait traduire, par sa forme, les enfants du Christ, et saint Jean parut
après le Christ. Chez les Grecs, Homère personnifie toute la Grèce
primitive, comme les tragiques donnent la mesure d'un autre âge comme Démosthène
enfin résume. sous sa parole tout le caractère de l'autre face sociale de
ce peuple. De guerre las, les Romains jettent leur génie guerrier dans la
paix d'Auguste, Virgile, compagnon du grand pacificateur, chante les
moissons et les guérets : en lui est tout l'empire romain d'alors ; plus
tard il faudra aux affections nouvelles de ce peuple d'autres formes, et
Martial préparera Lucain, Dante, Pétrarque et Shakespeare sont les divers
physionomies des grandes époques au moyen‑âge. Et enfin, en
France, vous avez vu, après les quatre guerres de religion, cette grande épopée
d'un siècle géant, paraître Corneille, qui, géant aussi, est la traduction
exacte de ce temps ; puis vient le siècle de l'élégance en toutes choses
; et un homme, reproduction naïve et caractérisée de toute cette période,
la reflète avec une sorte de précision mathématique : c'est le grand poète,
c'est Racine ! A ce génie du pur langage succède Voltaire, qui caractérise
l'époque philosophique, et enfin Chateaubriand, que j'appellerais le réflecteur
de la transformation physiologique, née de la république et de l'empire !
- Et que maintenant, s'il est avéré que la littérature moderne, se
trouvant trop à l'étroit dans les formes arrondies de la paisible manière
de Racine, s'en éloigne et la délaisse, faudra‑t‑il s'en étonner
? Je ne le pense pas ; car si chaque modification dans la physiologie
sociale modifie forcément la littérature, ce qui me paraît historiquement
vrai, on est conduit à dire : Si notre France littéraire a changé, c'est
que, chez elle, l'humanité a changé la première ; c'est que nous, enfants
de la révolution de 89, nous avons, sans doute, dans les veines un peu du
sang surexcité et noir de passions fougueuses, dans lequel nos pères, en
marchant dans les rues de nos villes, ont trempé leurs souliers ; de ce
sang révolutionnaire infiltré dans toutes les artères du corps social !
Et de même que nos mœurs, nos goûts, nos croyances, nos jeux, nos
spectacles, nos émotions, nos tendances passionnelles, nos usages, notre être
politique enfin ne sont pas les mêmes qu'au temps du grand Racine, de même
notre littérature a procédé différemment que ne procédait celle
d'alors. Mais ce fait littéraire est-il la conséquence d'un désir de
changement ? Non. A mon avis, c'est la déduction rigoureuse de la
physiologie du xixe
siècle. Aussi, si je m'incline et me décoiffe, respectueux, devant
l'auteur d'Athalie, cest qu'en lui je découvre un type, sans vouloir pour
cela le présenter comme terme normal à imiter ; car, avant d'admirer
Racine, j'ai admiré Chateaubriand et Voltaire ; et, remontant chaînon par
chaînon la chaîne du temps, après Racine j'ai admiré Corneille ; j'ai
admiré Pétrarque, Shakespeare et Dante ; j'ai admiré Lucain, Virgile,
Cicéron et Ennius ; j'ai admiré Démosthène, Eschyle et Sophocle, et Homère
; j'ai admiré saint Jean et le Psalmiste ; car, en chacun de ces divers Génies,
je retrouve une phase humanitaire.
- Force est donc de s'humilier devant les faits ; ici comme toujours, ils
sont rigoureux comme l'algèbre, implacables comme la vérité: aussi
j'arrive à conclure d'après ceci, que les littérateurs des diverses
nations ont changé avec les diverses phases sociales par lesquelles ces
sociétés ont passé.
- Le corollaire de ce théorème doit donc être ceci : Si la littérature
de notre époque présente une certaine physionomie différente de celle du
grand siècle, c'est que notre âge aussi différencie avec lui, d'organisme
en toutes choses.
- Aussi, pour conclusion, je dirai : Pourquoi faire le procès à la forme
littéraire, si elle s'éloigne de certains préceptes adoptés par une
autre ? N'est‑ce pas là s'élever contre un mal qu'on ne saurait guérir,
puisqu'il résulte des transformations organiques de la nature humanitaire ?
La plaie est dans la physiologie entière du corps social, qui vivra ainsi,
avec le chancre qui le dévore, après avoir subi encore mille
transformations sociales, jusqu'à ce qu'il descende dans la nuit des temps
que l'avenir lui ouvre !
- Telle est ma conviction ; c'est la pensée nue et simple d'un homme qui
cherche la vérité sans préoccupation de succès ou de revers, d'un
homme qui écrit sans prétention à aucune réforme, comme sans arrière‑pensée
d'amour‑propre ; d'un homme, qui, prenant sa pensée pour premier
guide, s'est peut‑être par suite demandé pourquoi, et qui a trouvé
la raison de ce fait un individuel dans la théorie exposée plus haut ;
d'un homme enfin, qui, trouvant sous la main un tuyau de plume pour servir
de siphon à son besoin d'épanchement, s'est pris à le tailler avec le
tranchant modeste d'une réflexion trempée à l'océan des faits !
- Si j'ai mal vu, je prie qu'on me le dise, et j'applaudirai à la réponse
; mais je devais, pour me laver de certains reproches de calque et
d'imitation qui m'ont été adressés, donner au public ces raisons de mon
pourquoi littéraire. Mais puisque j'ai exposé ma théorie, sans ambition
de systématiser, et seulement par pur désir d'ablution pour mon début, je
reste autorisé à croire que je n'aurai point encouru la privation des
conseils des hommes qui m'ont parlé les premiers, et pour qui je dépose
ici, avant tout, l'expression de ma reconnaissance la plus vive !
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- Octobre 1836.
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