- Le Canapé couleur de feu
- Histoire galante par Fougeret de
Montbron
- Chapitre premier
- De la vergogne du Procureur et le
changement merveilleux du Canapé.
- Un procureur, qui avait consumé sa
jeunesse à ruiner de pauvres plaideurs, voulant, comme l'on dit,
faire une fin, résolut de consacrer à l'hymen quelques années qui
lui restaient à vivre. Il jeta, pour cet effet, les yeux sur la veuve
d'un de ses confrères : elle était jeune et de figure à faire
naître des désirs aux plus insensibles. Aussi ses charmes
donnèrent-ils si vivement dans la visière de maître Crapignan que,
pour s'épargner la peine de soupirer en vain, il fut lui offrir sa
vieille personne et, par-dessus le marché, cinquante mille écus, qui
étaient le reste de ses petites épargnes. La dame comptant, comme de
raison, enterrer bientôt celui-ci avec l'autre, n'hésita point à
lui donner la main. On célébra les noces ; quant à la cérémonie
et au banquet, tout alla pour le mieux. Tandis que les parents et amis
des conjoints tintamarraient à la manière de gens qui ne se sont
jamais vus et qui s'entretiennent avec cordialité d'un bout de la
chambre à l'autre, le nouveau couple s'éclipsa et fut se retrancher
dans le cabinet de toilette préparé pour Madame.
- La porte soigneusement barricadée et
la portière par dessus, M. de la Chicane, crachant d'avance le coton,
conduit sa fringante épouse sur un canapé, où la belle,
avantageusement postée, se prépare à lui en donner pour ses
vieilles menteries et pour son argent. — Mon Dieu, dit-elle, mon
ami, quelle chaleur il fait aujourd'hui ! en vérité on étouffe. —
C'est, répondit-il, que nous sommes dans les jours caniculaires. —
Voici, continua-t-elle, en se couchant à demi, un admirable
canapé pour la commodité. Oui, repart-il, rien n'est plus commode.
J'y fais la méridienne depuis dix ans. Cependant, Madame quitte son
fichu et dévoile des appas qui ressuscitent l'humanité du procureur.
Il s'émancipe, il tâte, il baise, il tressaille... Enfin,
déboutonnant son haut-de-chausse, il lui lève la jupe et se met en
posture de lui faire gagner son douaire. Mais inutilement, après
avoir sué sang et eau et fait craquer le canapé pendant une heure,
il est contraint d'abandonner la besogne.
- Comme on se rajustait tristement de
part et d'autre, pour aller rejoindre la compagnie, on entendit un cri
de joie et, tout à coup, le canapé changea de forme, prit celle d'un
jeune homme parfaitement beau et bien fait. — Miséricorde !
s'écria le procureur, plus effrayé de cette merveille que sa femme ;
êtes-vous l'âme de quelque malheureux qui aurait besoin de prières
? — Je n'ai besoin de rien, répondit l'inconnu, et je ne suis point
un revenant comme vous l'imaginez. Je n'ai pas cessé de vivre,
quoique j'aie été métamorphosé ; et si vous daignez me prêter une
oreille attentive, je vous conterai mon aventure ; aussi bien vous
dois-je cette satisfaction, puisque c'est à vous à qui je suis
redevable d'avoir recouvré mon premier état. — Ah ! dit la
nouvelle mariée, je vous en conjure ; mais nous n'avons plus de
canapé, et je ne vois ici qu'une siège ; mon ami, va en chercher
deux autres. — Oh ! parbleu, Madame, dit le nouvel hôte, il serait
honteux que vous fussiez entrée sans étrenner ; je profiterai s'il
vous plaît, des instants que votre mari nous laisse. Quoique je serve
depuis si longtemps de siège à autrui, je suis assez reposé sur
l'article pour vous donner en bref un témoignage du respect et de la
considération que j'ai pour vous. Il dit et fit les choses si
promptement que le Procureur ne s'aperçut de rien à son retour.
- Chapitre II
- Du pays de l'inconnu et de ce qui
occasionna sa métamorphose.
- Quand le trio fut assis, l'inconnu se
moucha, cracha et rompit le silence en ces termes. — Je suis un
gentilhomme des environs de Liège, allié aux meilleures maisons du
pays. Mes biens sont situés sur les bords de la Meuse, auprès des
Ardennes. Je ne vous dirai pas mon nom, parce que je ne crois pas que
cela soit bien essentiel ; et puis il y a si longtemps que je suis
Canapé, que je ne sais trop si je m'en souviendrai au juste. Ainsi,
je me nommerai, si vous le trouvez bon, le chevalier Commode, à cause
de la commodité que tant d'honnêtes gens, y compris monsieur et
madame, ont trouvée chez moi lorsque j'étais fait pour la mollesse,
le repos et les plaisirs des deux sexes.
- Je n'avais de passe-temps jadis que
la chasse : dès le matin, j'entrais dans la forêt et je n'en sortais
rarement que le soir ; tantôt je prenais des oiseaux à la pipée,
tantôt à la glu, une autre fois aux filets ; en un mot, le seul
amusement que j'eusse au monde, je savais le varier, de manière que
je ne m'ennuyais jamais. Un jour que je m'étais plus fatigué que de
coutume, je m'endormis sous une feuillée épaisse. De ma vie, il m'en
souvient encore, je n'eus, en dormant, de songes plus agréables : à
la vérité, j'étais bien en état d'en avoir de semblables, n'ayant
alors qu'environ dix-huit ans. Je m'éveillai enivré de ces plaisirs
que l'on sent et que l'on ne définit pas. Mais quelle fut ma surprise
lorsque je vis à côté de moi une charmante personne, dont l'image
adorable m'avait occupé si délicieusement pendant mon sommeil. Elle
savait trop bien lire dans les cœurs pour ne point voir ce qui se
passait alors dans le mien : entraîné par l'amour, retenu par la
crainte, je voulais parler et n'osais. Ces mouvements divers lui
expliquaient mieux ce qui se passait dans mon âme que tout ce que la
parole aurait pu me suggérer de plus délicat et de plus tendre, et
mes yeux, interprètes fidèles de mes sentiments, lui tinrent un
langage si pressant qu'elle eut pitié de moi et me parla ainsi :
- — Vous êtes étonné, sans doute,
de voir une fille de ma sorte dans ces lieux sauvages et déserts ?
— Ma foi, madame, dis-je en me levant, on le serait à moins. Ce
n'est guère l'usage de trouver des personnes de votre figure et
parées comme vous l'êtes dans les forêts ; je ne sais si ceci est
un rêve. — Non, reprit-elle, vous ne fûtes jamais plus éveillé ;
fiez-vous à moi, je m'y connais. — A la bonne heure, repartis-je ;
mais ne pourrais-je savoir à qui j'ai l'honneur de parler maintenant
? — A la fée Printanière, répondit-elle, première dame de
compagnie de la fée Crapaudine, qui règne depuis six cents ans dans
les Ardennes. — Voilà, dis-je, pour une souveraine, un vilain nom.
— Oh ! si vous la voyiez, repartit Printanière, vous trouveriez que
son nom cadre assez bien avec sa figure. Mais puissiez-vous ne la voir
jamais ! — Que je meure, répondis-je, s'il m'en prend envie sur
l'idée que vous m'en donnez ! — Ah ! poursuivit-elle en soupirant
et laissant échapper quelques larmes, vous ne la verrez peut-être
que trop tôt pour votre malheur et le mien ; car il est inutile de
vous cacher que je vous aime, et le sort qui vous menace ne me permet
pas de vous laisser ignorer plus longtemps mon ardeur.
- Crapaudine vous vit ces jours passés
tirer des merles avec la sarbacane ; votre bonne mine et votre
dextérité lui ont tellement gagné l'âme qu'elle a résolu de vous
enlever et de vous faire tireur ordinaire de ses plaisirs. —
Parbleu, répondis-je en colère, que Mme Crapaudine cherche ses
tireurs où il lui plaira, je tire pour mon amusement, et... —
Hélas ! interrompit Printanière, elle serait femme à vous faire
tirer pour le sien jusqu'à vous mettre sur les dents ; car elle
ménage si peu son monde ! — Ce ne serait point la fatigue qui me
rebuterait à son service, répliquai-je, si elle était aussi aimable
que vous, et je fixerais volontiers mon bonheur au plaisir d'être
attaché à une personne de votre mérite.
- — Eh bien ! reprit Printanière, en
me regardant tendrement, il ne tient qu'à vous d'être heureux ; mais
déterminez-vous promptement et voyez si vous voulez me suivre, tandis
qu'il est encore temps. Si Crapaudine arrivait, je ne serais point
maîtresse de vous secourir. — Ah ! mon adorable fée, m'écriai-je,
pour fuir un pareil monstre et vivre sous vos lois, j'irai, s'il le
faut, dans les climats les plus éloignés. — Ce n'est pas la peine,
dit Printanière, Crapaudine nous découvrirait, fussions-nous au
centre de la terre ; d'ailleurs, ma destinée me fixe à sa cour, je
ne puis m'en éloigner sans ses ordres. Mais je sais un moyen de vous
avoir toujours auprès de moi, même à ses yeux. Il n'est question
que de savoir si vous m'aimez assez pour vous résoudre à être
métamorphosé en petit épagneul. — J'y consens, à condition,
néanmoins, que, quand nous serons dans votre appartement, je
reprendrais ma forme ordinaire. — Voilà qui est fait, répartit
Printanière : en même temps elle me transporte à travers les airs,
sous la figure du plus joli petit chien du monde.
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