Sur l'auteur par
Jean-Paul Goujon :
Seuls, quelques esprits tristement tordus pourraient s'étonner de ce
qu'Alfred Bonnardot, "pince-sans-rire des plus réjouissants" (P. Dufay), ait
laissé le renom d'un solide et sérieux historien du vieux Paris. Les bibliographes, les
bouquinistes, les amateurs de gravures et de livres anciens connaissent aussi son Essai
sur l'Art de restaurer les estampes et les livres ou Traité sur les meilleurs procédés
pour blanchir, détacher, décolorier, réparer et conserver les estampes, livres et
dessins, dont il est de bon ton de préférer la Seconde édition, refondue et
augmentée, suivie d'une exposé des divers systèmes de reproduction des anciennes
estampes et des livres rares (Paris, Castel, 1858, in-12). Or, si nous consultons la
notice qui lui est consacrée dans le tome 6 du Dictionnaire de biographie française
(Paris, Letouzey et Ané, 1956), nous apprenons que, né en 1808 à Paris et mort dans
cette ville le 1er mai 1984, Alfred Bonnardot "fut (...) en relations avec
le baron Jérôme Pichon avec lequel il fit de multiples échanges de gravures".
Relations tout à l'honneur de Bonnardot, car le propriétaire de l'Hôtel Pimodan
n'était guère commode et se piquait fort de morale, comme l'apprendra à ses dépens le
jeune Louis Lacour. Mais passons. Le même dictionnaire nous précise par ailleurs que
Bonnardot "a entamé des travaux dont la majeure partie est restée inédite, ce qui
n'empêche pas sa bibliographie d'être abondante et variée". Suit l'énumération
de ses "uvres principales" : Histoire artistique et archéologique de
la gravure en France (1849) ; Études archéologiques sur les anciens plans de
Paris (1851) ; Dissertations archéologiques sur les anciennes enceintes de Paris (1852-1853)
; De la réparation des vieilles reliures ; complément de l'Essai sur l'Art de
restaurer les estampes et les livres, suivi d'une dissertation sur les moyens d'abtenir
les duplicata de manuscrits (1858), etc.
Dans tout cela, aucune mention de Joseph le rigoriste... La
nomenclature des uvres tend au contraire à faire penser que Bonnardot n'était
qu'un érudit amoureux du vieux Paris et rafistoleur de vieilleries un de plus. Un
cousin Pons au petit pied, en somme, et dont Balzac eût pu s'inspirer pour quelque
nouvelle. Nous n'aurons pas la cruauté de penser que le rédacteur de la notice estimait
que la plaquette de 1848 ne méritait point d'être considérée comme une des
"uvres principales " de Bonnardot ; non, il l'ignorait, tout simplement.
On ne saurait donc le lui reprocher.
Ce qui est cependant fâcheux, c'est que ce rédacteur semble ignorer
beaucoup de choses. Par exemple, que la même année que Joseph le Rigoriste,
Bonnardot avait fait paraître Le Mirouer du bibliophile parisien, où se voyent au
vray le naturel, les ruses et les joyeulz esbattements des fureteurs de vieulz livres,
imprimé à Paris par Guiraudet et Jouaust, pour M. Bonnardot, Parisien, 1848, in-12.
1848 fut décidément une grande cuvée bonnardesque, car notre érudit publia aussi cette
année-là La Chasse de Saint Cormoran. Esquisse des murs populaires au XVIe
siècle. En 1852, il compléta ses "physiologies" en faisant paraître Le
Pourtraict de l'iconophile parisien painct au vif par A. Bonnardot. Mais le rédacteur
de la notice du Dictionnaire de biographie française ignorait surtout que Joseph
le Rigoriste avait été précédé, onze ans auparavant, et chez le même imprimeur,
par une publication sans doute moins confidentielle. Nous voulons parler de : Perruque
et noblesse. Fatalité en trois parties. Par A. Bonnardot, Paris, impr. de Guiraudet
et Ch. Jouaust, Rue Saint-Honoré, 315. 1837. In-12, 396 p.
La typographie correcte et honnête de ce roman humoristique est
égayée par une page en papier bible rose, sur laquelle se trouve imprimé un billet doux
adressé par le perruquier à son idole, et surtout par un double feuillet final
dépliant, reproduisant en fac-similé trois feuillets tirés des tablettes d'un
agonisant. Dès sa première production, Bonnardot se signalait ainsi par une
fantaisie certaine.
Mais est-ce bien là sa première production ? Rien n'est moins sûr,
car en tête de Joseph le Rigoriste, l'auteur a pris soin de nous prévenir que cet
opuscule avait été composé vers 1830, soit avant les Trois Glorieuses. Il est
probable que la censure qui régnait à la fin du règne de Charles X, et même encore
"au temps de Rémusat et de Montalivet"
(n'oublions pas non plus le vicomte Sosthène de la Rochefoucauld),
n'eût pas trouvé à son goût les aventures de Joseph et les considérations de l'auteur
sur sa curieuse protubérance de la chasteté. Courageux, mais pas téméraire,
Bonnardot aura sans doute préféré garder dans ses tiroirs, en attendant des temps
meilleurs, sa Facétie philosophique.
Sur Joseph
par Pierre Dufay :
Parisien de Paris, le dernier et seul survivant de douze enfants,
orphelin de père en bas âge et de sa mère en 1829, Alfred Bonnardot, pourvu d'une
aisance suffisante, avait vingt-deux ans lorsqu'il écrivait ces cinquante pages. Sans
déclamation, sans grand mot, grâce faite aux lecteurs des lieux communs qui traînent
partout, c'est une protestation contre la grotesque pudibonderie de la Restauration (à la
veille d'être balayée par les journées de juillet). Jupes rallongées à l'Opéra et
feuilles de vigne dans les musées, prônes à la Société des bonnes lettres ou autres
officines bien-pensantes, livres poursuivis, supprimés ou mis à l'index, la
Congrégation possédait son homme au ministère de l'intérieur, un certain abbé Mutin,
qui n'en avait que le nom.
...
Pour combattre pareille engeance, Alfred Bonnardot a imaginé cette
fable : son héros, qu'il appelle "Joseph, en mémoire de l'anecdote Putiphar",
est un Nicodème né avec l'idée "innée ou intuitive de la culotte". Vers
douze ans s'est manifestée chez lui la "protubérance de la chasteté". Aussi
peut-on juger de son effroi, le matin où, "plus effaré qu'Achille après sa
sanglante vision", il lui est donné de constater à son réveil que, durant son
sommeil, la "volupté" lui a adressé "une première sommation avec
frais".
La protubérance augmente et tourne à la bosse. A vingt ans, c'est
pour lui une joie, grâce à une légère claudication et à la fortune paternelle,
d'avoir pu échapper à la "honte de soumettre son torse à l'examen" du conseil
de révision. Ne riez pas : on lit dans Péladan, et sérieusement écrit, quelque
chose d'approchant. "Son pantalon à larges plis et son ample redingote ne
donnant aucune prise aux observations féminines" ne lui suffisent pas. Rentré chez
lui, indigné par les priapées qu'il a vu charbonner sur des murs par d'infâmes gamins,
pris d'un beau zèle, il s'enferme dans sa chambre et, résolu à codifier ses secrètes
pensées, élabore un projet de loi en cent articles, destiné à être soumis au Roi.
Ici, la verve de Bonnardot atteindrait le plus haut comique, si nombre
de ce billevesées n'avaient figuré, depuis, en toutes lettres dans les plaintes,
manifestes, déclarations, congrès et autres manifestations par quoi les différentes
ligues, parangons de la sottise et de la morale publiques, ont accoutumé de marquer leur
activité. Elles voient le mal partout, et, si on les écoutait, suffiraient à en donner
l'idée.
On ne saurait croire la place que tient la prostitution dans les
cogitations et les assemblées de ces gens-là. Les deux premiers articles rédigés par
Joseph ont donc trait, naturellement, à cette institution d'origine essentiellement
religieuse :
Art. 1. La prostitution, soit patentée, soit exercée en
contrebande, est à jamais abolie dans toute létendue du royaume. Elle cessera, à
Paris, dans les vingt-quatre heures après la promulgation du présent arrêt.
Art. 2. Sa réapparition sera punie de MORT.
Dans ce fatras
législatif, quelques autres dispositions sont à retenir :
Art. 35. Toute femme, sans distinction dâge, de qualité
ou de profession, dont la jambe sera visible en lieu public, passé la cheville (à partir
du bas), ou le buste dénudé au delà de la pomme dAdam (à partir du haut), sera
passible dune amende déterminée par un tribunal ecclésiastique érigé à cet
effet.
Art. 40. Sont interdits aux femmes : les échelles, les
balançoires et roues de fortune, les balcons en saillies, léquitation, le
patinage, la valse, les places dimpériale, etc.
La littérature, les bibliothèques et la librairie n'auraient su
échapper à ces prescriptions inquisitoriales :
Art. 42. Toutes nos bibliothèques publiques seront
provisoirement fermées. Les inspecteurs des murs opéreront le recensement complet
de tous nos livres (travail qui na jamais été entrepris). Tout ouvrage mis à
lindex sera condamné à chauffer les maisons de correction, les hôpitaux et les
corps de garde.
Art. 43. Les auteurs, éditeurs et receleurs de livres prohibés,
encourront des peines sévères, depuis 5 fr. damende jusquà la peine des
travaux forcés, selon les circonstances.
L'Académie
elle-même et les médecins n'échappaient pas à la censure ecclésiastique :
Art. 50. LAcadémie sera respectueusement sommée de
retrancher de son dictionnaire tous les termes servant à interpréter, peindre ou
exprimer des objets jugés indécents par le grand conseil ecclésiastique.
Art. 55. Les médecins sont maintenus (tant mieux et
tant pis !), mais il leur est expressément interdit de nommer en leurs écrits
ou dans leurs cours publics les choses par un nom trop clair. On leur désignera les
objets qui doivent nêtre exprimés quau moyen de certaines périphrases.
Un article spécial
était consacré aux petits édicules d'utilité publique auquel le baron de Rambuteau
n'avait pas encore attaché son nom :
Art. 80. Seront établies, en chaque quartier de Paris, des
maisons de refuge à compartiments, destinées à recevoir, sans rétribution, les
individus assaillis à limproviste de nécessités urgentes. On ne pourra vider les
lieux quaprès le plus complet rajustement. Une sentinelle préposée ad hoc
recevra, à cet égard, la plus rigoureuse consigne*.
(* Cette sentinelle rappelle l'"avis" qu'on pouvait lire, il
y a une trentaine d'année, à Melun, placardé à la porte du "lavabo" d'un
café bordant la Seine : "Les dames sont invitées à ne pas sortir des W.-C. avant
d'avoir terminé leur toilette".) [note de P. Dufay]
Enfin, il est pour
les yeux innocents un perpétuel objet de scandale, malheureusement négligé par les
législateurs de la Ligue ; ce sont nos frères à quatre pattes. Plus prévoyant, le
jeune réformateur avait songé à mettre un terme à ce spectacle qui chaque jour se
renouvelle et offense profondément la décence des rues :
Art. 90. Tous cochers, charretiers, bouviers, etc., seront tenus
à draper dune longue couverture de laine les chevaux, mulets et autres bêtes à
cornes ou à pieds fourchus. Tout animal domestique, tel que chien, chat, etc., sera
astreint à la même loi, sans distinction dâge ni de sexe.
Art. 91. Tout chien surpris sur la voie publique en état de conversation
criminelle sera immédiatement abattu. Les maîtres de ces animaux demeurent
responsables de leurs faits et gestes.
Résultat de tout cela, et c'est la morale humaine et très vécue de
cet opuscule : quelques semaines plus tard, Joseph le Rigoriste, parvenu à sa majorité,
était surpris dans une situation aucunement équivoque avec la femme de chambre de la
maison, une enfant de dix-sept ans qui, peu auparavant, avait commis l'imprudence de
relever un peu plus haut qu'il ne fallait sa jupe, devant le coquebin indigné, pour
rajuster sa jarretière. La "protubérance" avait changé de place et de nature.
Ainsi va le monde.
Pierre Dufay.